Terroristes aujourd'hui, résistants demain ?

Daniel Schneidermann - - Déontologie - Obsessions - 101 commentaires

L'AFP aurait des pudeurs de gazelle. Elle se refuserait obstinément à utiliser le qualificatif "terroriste" à l'égard du Hamas. Quelle scandaleuse complaisance ! C'est l'accusation portée par Judith Waintraub, du Figaro Magazine. Elle avait au préalable partagé son indignation sur Twitter avec sa collègue Elisabeth Lévy, de Causeur. Organisme autonome» de droit privé, l'AFP remplit une mission générale pour laquelle elle reçoit une compensation financière de l'État, conclut Waintraub. En 2023, son montant représentera un tiers de son chiffre d'affaires." Derrière cette conclusion irréprochablement factuelle, on entend le cri de colère de la journaliste : comment donc ! Cette agence, payée par nos impôts, refuse de qualifier le Hamas de terroriste ?

Plusieurs élus politiques ayant emboîté le pas au Figaro, Eric Wishart, "rédacteur en chef chargé des principes éthiques et rédactionnels" de l'AFP, répond dans un long texte. L'agence, explique-t-il en substance, ne qualifie jamais un mouvement, quel qu'il soit, de "terroriste". "C’est une règle que nous avons fermement appliquée, même quand nos propres collègues ont été brutalement tués dans de telles circonstances".

Voilà pour l'historique. Les raisons ? "L’emploi du mot terroriste est extrêmement politisé et sensible. De nombreux gouvernements qualifient d’organisations terroristes les mouvements de résistance ou d’opposition dans leurs pays. De nombreux mouvements ou personnalités issus d’une résistance un temps qualifiée de terroriste ont été reconnus par la communauté internationale et sont devenus des acteurs centraux de la vie politique de leur pays. L’exemple le plus emblématique est sans doute Nelson Mandela".

Cette règle de l'AFP me semble parfaitement saine.  D'autant que l'AFP n'est rien d'autre qu'une fournisseuse de contenu pour ses médias clients, qui peuvent améliorer, agrémenter, ses dépêches, comme bon leur semble.  "Quand le Figaro reçoit une dépêche qui mentionne le Hamas, rien ne l’empêche d’y accoler l’adjectif «terroriste»,suggère, en soutien, Frantz Durupt dans Libé, qui ajoute perfidement : "Que dirait le même Figaro si, par exemple, chaque dépêche mentionnant son ex-chroniqueur Eric Zemmour le qualifiait directement de «raciste», au lieu de rappeler quand c’est nécessaire que celui-ci a plusieurs fois été condamné pour ce motif ?"

A ces justifications de l'agence, des internautes qui ont de la mémoire ont répondu en citant quelques contre-exemples, (Boko Haram ou Al Qaida), qui ont été, au moins une fois, qualifiés de "terroristes" dans un tweet de l'AFP. Soit. Admettons que toutes les règles, dans le feu de l'action, peuvent connaître des  transgressions. Et cette décision de principe de l'agence est, à mon sens, plus convaincante qu'une autre décision également critiquée par Waintraub dans Le Figaro : avoir attendu trois jours pour rendre compte de la projection d'atrocités, organisée par l'Armée israélienne à l'intention des correspondants étrangers (voir l'Obsession du 24 octobre). L'agence s'en justifie aussi. Sans même parler de son contenu, cette projection sans précédent et ses modalités (téléphones confisqués à l'entrée, etc), à mon sens, méritait une dépêche à elle toute seule. Mais ce n'est que mon avis.

Sur son non-emploi du qualificatif de "terroriste", l'AFP serait simplement plus sincère si elle donnait toutes les raisons de cette politique. Ces raisons ne sont pas seulement professionnelles. Elles sont aussi économiques. L'AFP entretient des bureaux dans nombre de pays de ce qu'on appelle aujourd'hui "le Sud global" dont les gouvernements ne considèrent pas que le Hamas est un mouvement terroriste (voir la carte ci-dessous). Sans doute aurait-elle quelques difficultés à continuer à y travailler, si elle s'avisait d'endosser le qualificatif occidental, et de qualifier le Hamas de terroriste. C'est une contrainte de l'activité ingrate d'agence de presse mondiale. Elle ne date pas d'aujourd'hui. En travaillant sur Berlin 1933, j'ai mesuré les concessions auxquelles le chef du bureau de Associated Press en Allemagne avait été contraint pour pouvoir continuer d'exercer ses activités sous le nazisme (lire ici et ici). En l'occurence, ces concessions, aujourd'hui, ne sont nullement déshonorantes, alors pourquoi ne pas le reconnaître ? On peut parfois prendre de bonnes décisions pour des raisons...multiples.



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