Submersions et résistances
Daniel Schneidermann - - Obsessions - 165 commentaires
D'une longue carrière politique somme toute assez insignifiante, peut-être retiendra-t-on seulement de François Bayrou ce mot unique, prononcé un soir de janvier 2025 : "submersion"
.
— Caisses de grève (@caissesdegreve.bsky.social) 29 janvier 2025 à 01:55
Submersion
migratoire,
comme une capitulation sémantique et intellectuelle devant le lepénisme d'un politicien réputé modéré, "centriste", disait-on, à la manière du Zentrum
allemand qui, voici 92 ans exactement, un certain 30 janvier 1933, ouvrait au nazisme les portes du pouvoir, avant d'être submergé par lui quelques mois plus tard. En elle-même, la phrase de Bayrou témoigne de sa propre submersion politique par la xénophobie.
Dans les médias comme sur la scène politique, la pression de la submersion bollo-trumpiste est forte, et semble irrésistible. Mais elle ne l'est pas forcément. Ainsi, Philippe Carli, président du groupe Ebra, qui regroupe plusieurs quotidiens régionaux (Le Dauphiné libéré, Le Progrès, L'Est Républicain, les Dernières Nouvelles d'Alsace
), vient d'être acculé à la démission, après que des salariés du groupe lui ont découvert une passion discrète : il likait sur son compte LinkedIn des publications de personnalités et de groupes d'extrême-droite, à commencer par l'eurodéputée Reconquête
Sarah Knafo, a révélé Mediapart.
Courage fuyons : interrogé par les rédacteurs-en-chef du groupe, Carli a changé trois fois de version, prétendant d'abord que son compte LinkedIn était géré par un assistant, avant d'assurer que "liker ne vaut pas approbation"
, puis d'affirmer se placer "dans un seul camp : celui de l'humanisme, du respect des autres, de l'opposition au racisme, aux discriminations, au sexisme"
. Actionnaire unique d'Ebra, le Crédit Mutuel a salué dans sa démission "une
décision responsable qui doit permettre aux rédactions du groupe Ebra de retrouver leur sérénité dans un contexte économique qui reste difficile".
Sans surprise, cet attentat contre la liberté d'expression d'un humble président de groupe de presse a été condamné par les inconditionnels du freespeech
à la française, à commencer, sur X, par l'eurodéputée Knafo : "Un homme se contente de liker des tweets qui l’intéressent. Mais il est patron de presse. Il n’a pas le droit d’émettre le moindre avis sur le monde : la CGT et Mediapart le lui interdisent formellement. Alors, ils le punissent. Ils font tomber sur lui un déluge de pressions. Et, pour sauver les médias dont il a la charge, il se sacrifie. Il démissionne."
Sans davantage de surprise, Hanouna a consacré à l'affaire Carli plusieurs minutes de son émission de la radio libérée Europe 1
, assurant que "Mediapart a dénoncé Philippe Carli. C'est grotesque. Ca me rend fou"
.
le marchand contre hanouna
Tiens, Hanouna, justement. Après la révocation liberticide par l'ARCOM de la fréquence de sa chaîne C8, l'ardent Baba, défenseur de la liberté d'expression totale de Carli, Knafo et des autres, était sur le point de se trouver un point de chute dans le groupe M6, révélait Libé
vendredi dernier. Mais, obstacle inattendu, il se heurtait à la forte opposition interne de l'animatrice-vedette Karine Le Marchand : "Il est hors de question que je sois dans le même groupe et sur la même photo qu’une personne qui me harcèle, me méprise et m’insulte sans arrêt depuis sept ans". Entre autres amabilités, Hanouna, usant de sa liberté d'expression, avait accusé Le Marchand de ne pas avoir payé une prestation dans une clinique esthétique, calomnie dont M6 avait estimé qu'elle "dépassait le cadre acceptable"
.
Contre l'arrivée de Baba, les journalistes de M6 et RTL (groupe Bertelsmann) rejoignaient alors les rangs de la censure woke, en rappelant que "L’animateur a vu son émission plusieurs fois épinglée par l’Arcom pour avoir relayé de fausses informations, pour manque de pluralisme, pour avoir relayé des propos discriminants, pour avoir manqué de retenue dans la diffusion d’images susceptibles d’humilier des personnes, ou encore pour avoir relayé à plusieurs reprises des théories du complot. Cette ligne, rassemblant désinformation, insultes, prises de position orientées vers l’extrême droite, suscite la vive inquiétude de nos rédactions".
Tout aussi sérieusement que le sacrifié Carli, la direction de M6 assurait alors que la future éventuelle émission de Hanouna, consacrée à "l'actualité des médias"
, ne serait "ni polémique ni politique"
, serait "conforme aux valeurs de M6"
, et serait encadrée par "plusieurs garde fous"
. On en est là, à l'heure où j'écris.
Après l'échec, en décembre dernier, du recrutement par la direction de Bayard Presse de Alban du Rostu, ancien collaborateur du milliardaire identitaire Pierre-Edouard Sternin, ces nouveaux épisodes confirment que la bollo-trumpisation des médias, hors du groupe Bolloré, n'est pas une marche irrésistible. Au contraire des chars de Tian An Men, ceux-ci sont apparemment dotés d'une marche arrière.