Sinclair, Horvilleur, Sfar : des paroles, mais après ?
Daniel Schneidermann - - Coups de com' - Obsessions - 58 commentaires
Au-delà des textes, ce sont les intonations, les vibratos, les accents toniques, des présentateurs et présentatrices vedettes, qui indiquent la ligne officielle implicite, les enthousiasmes et les indignations de ce qu'on appelle, faute de mieux, le système médiatique. Au-delà des mots, il faut donc écouter les vibratos de Léa Salamé (Quelle époque !
France 2), lisant samedi soir des extraits des spectaculaires revirements de la journaliste Anne Sinclair et la rabbine Delphine Horvilleur à propos de Gaza, pour prendre conscience que le système s'est retourné comme une crêpe.
Anne Sinclair & Delphine Horvilleur ont défilé sur les plateaux TV pour diffuser la propagande d’Israël. Et mnt, une fois qu’il ne reste plus rien et que Netanyahu veut finir son travail d’extermination à Gaza, elles retrouvent leur humanité… Mais allez au diable !#QuelleEpoquepic.twitter.com/6PGY7RJVCU
— Kunta van den Kinté (@denkinte_2) May 10, 2025
En quelques heures, la boussole à indiquer le méchant de l'histoire s'est détournée du Hamas, pour se tourner vers Israël, sa "déroute politique et sa faillite morale" (Horvilleur)
. "Les Juifs ne tuent pas
des enfants"
renchérit Sinclair.
Ironiquement, Salamé elle-même a peiné à se situer dans la nouvelle cosmogonie. "J'en veux profondément au président Macron, qui est uniquement dans la parole, jamais dans l'action"
lui lance son invité, l'humanitaire Raphaël Pitti. "Pourtant il a pris la parole cette semaine !"
rétorque mécaniquement la présentatrice. Maudits réflexes !
Il y a seulement six mois, quiconque prononçant les mots de Sinclair ou Horvilleur se serait immédiatement fait traiter d'antisémite, par les mêmes (auxquelles s'ajoute timidement, quelques pas en arrière, le dessinateur Johann Sfar, troisième personnage de cette petite escouade d'échappés). Qui osera aujourd'hui les traiter eux-mêmes d'antisémites ?
Pourquoi maintenant ? Pourquoi cette fuite en essaim groupé du Fort Chabrol de l'indéfendable cause israélienne ? Pourquoi pas il y a un mois, trois mois, un an ? Le mot "conquête"
, prononcé pour la première fois par un responsable israélien, à propos de Gaza, a-t-il interdit toute cécité volontaire sur les intentions exterminatrices véritables du gouvernement israélien, qui s'expriment désormais sans faux-semblant depuis l'arrivée de Trump ? Est-ce, comme l'écrit ce matin le député Aymeric Caron, indéfectible soutien de la cause palestinienne depuis le premier jour, le souci exclusif de préserver leur statut d'influence ?
Depuis combien de temps se taisaient-ils, Horvilleur et Sfar, eux qui, voici encore quelques semaines, participaient à un débat organisé par l'ambassade de France en Israël, sans oser répondre à une question du public sur "ce gouvernement qui n'exprime aucune considération sur les souffrances des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie"
?
Nous raconteront-elles un jour, ces Grandes Consciences, les protestations douloureuses de leur conscience à eux, tandis qu'ils se taisaient ? ("Silence" tout relatif, d'ailleurs. Comme le rappelle Mediapart
, ils n'ont jamais cessé de disqualifier, à coups de sarcasmes et de partages sociaux, les voix, comme celles d'Aymeric Caron ou de Blanche Gardin, qui appelaient à l'arrêt des bombardements).
L'historien Vincent Lemire, voix courageuse et lucide depuis le 7-0ctobre, a jugé "admirable"
le texte de Horvilleur. Sur un repenti, sur un transfuge, on peut écrire beaucoup de choses, penser beaucoup de choses, parfois violemment contradictoires, mais le juger "admirable"
, c'est un peu exagéré. D'autant qu'après avoir ainsi "pris la parole"
en groupe, qu'en font nos grandes consciences juives ? Que proposent-ils ? Quelles initiatives politiques ou diplomatiques exigent-ils du pouvoir français, le seul sur lequel ils puissent exercer une influence ? Aucune. "Nos représentants ne doivent plus rester silencieux"
résume Sfar. Soit. Mais ensuite ?
Que faire de ces repentis de la onzième heure ? Leur procès médiatique pour complicité de génocide, si procès il doit y avoir, est aujourd'hui, à mon sens, prématuré. Cette défection s'appréciera à ses conséquences. Si l'évasion désespérée du trio incite effectivement la France et les Européens, enfin délivrés de la menace permanente d'accusation d'antisémitisme, à "rappeler leurs ambassadeurs, à reconnaître l'Etat de Palestine et à le doter de moyens juridiques et diplomatiques, à réaffirmer leur soutien à la CIJ et à la CPI"
(liste non exhaustive de Lemire, à laquelle j'ajoute : à interdire Netanyahu de survol du territoire français) ils auront été, même tardivement, utiles. Mais sinon ?