Ruth Elkrief et Brigitte Macron : "aucune raison" d'être journaliste

Daniel Schneidermann - - Complotismes - Obsessions - 29 commentaires

Ce soir-là, Ruth Elkrief consacre sa chronique "carte blanche" de LCI à "ce qu'on a appelé, les fake news autour de Brigitte Macron", résume David Pujadas. Le procès de dix de ces auteurs de "fake news" vient de s'ouvrir à Paris. Pujadas à Elkrief : "Il y avait des visages, des gens, vous nous dites ce qu'il faut retenir de ce procès". Pour mémoire, il s'agit de l'absurde rumeur mondiale, selon laquelle Brigitte Macron serait née homme, et qu'elle serait en réalité... son frère (on renonce ici à décrire en détail cette rumeur à nombreuses variantes. Le Monde l'a très bien fait).

Elkrief à Pujadas : "C'est un procès qui nous parle de notre époque. Ils sont dix à avoir défendu que la première dame était un homme. Zoé Sagan, auteur très suivi de ragots. Il y a d'abord des personnalités connues, un  proche du polémiste antisémite Soral. Leurs avocats disent, nous plaidons pour la liberté d'expression. Ce qui frappe, c'est que ces dix sont les reflets de centaines de milliers qui ont relayé ce type de rumeurs".

Quatre minutes passent, quand soudain Pujadas pose une question élémentaire : "Avez vous assisté au procès ?" "Non. Il n'y a aucune raison" répond la chroniqueuse, enchaînant sur la suite de sa démonstration. Donc, elle n'a pas déplacé son auguste personne jusqu'au Palais de justice de Paris, auquel, venant du siège de LCI, elle pourrait facilement se rendre par les transports en commun.

Ruth Elkrief ne développe pas les raisons pour lesquelles elle n'a "aucune raison" d'assister à un procès auquel elle consacre huit minutes d'antenne, avec le bandeau "ce que révèle le procès". Il est permis de les deviner : les accusés sont considérés par elle si délirants, que les écouter élucubrer à la barre ne serait que du temps perdu.  Pire : cela équivaudrait à leur accorder une crédibilité. Presque,  s'en faire la complice. 

C'est un choix. D'autres ont fait un autre choix. Ainsi le site Conspiracy Watch, dont on suppose qu'il tient les accusés dans le même mépris que Ruth Elkrief, a néanmoins délégué au procès un de ses collaborateurs, Victor Mottin, qui en a rendu compte en live tweets.

Nombre de médias, depuis plusieurs années que courent ces rumeurs délirantes, ont fait le même choix du silence : "aucune raison" d'en parler, ce serait risquer de leur donner de l'écho. Mais la propagation de ces rumeurs, aux Etats-Unis, par de puissants influenceurs trumpiens, en a fait un événement somme toute "médiatisable". Et en France, la tenue d'un procès le fait aussi changer de catégorie. Un procès, c'est la rencontre, le choc, la confrontation des délires gazeux des cyber-harceleurs complotistes, avec la Justice, institution bien réelle, et ses servants : un procureur, des juges, des avocats de la partie civile. 

L'intérêt réside là, dans ce choc. D'autant plus  qu'aller assister à un événement, recueillir la parole de personnes ou d'institutions auxquelles on n'a "aucune raison" a priori d'accorder de la crédibilité, n'implique pas obligatoirement de leur "donner la parole" dans son reportage. Le carnet de notes refermé, le "recueil" terminé, le reporter peut très bien décider de n'en tenir aucun compte. Mais il aura au moins fait l'effort d'aller à la source.

Ce "Aucune raison" exprime la quintessence de cette modification génétique du "journalisme", qui a décidé de tourner le dos aux faits. C'est une variante  du trumpisme. A la différence de Trump, Ruth Elkrief ne construit pas de "réalités parallèles". Elle décrète simplement que la réalité n'a aucune importance. On objectera que David Pujadas a au moins eu l'honnêteté d'amener la chroniqueuse à reconnaître qu'elle n'avait pas fait l'effort élémentaire de se rendre au procès. Mais il le savait déjà avant de valider le sujet de sa chronique. Il aurait pu faire le choix de lui suggérer un autre sujet. Sans doute a-t-il considéré qu'il n'avait non plus "aucune raison" de le faire.


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