Ruffin, et le clientélisme des Insoumis
Daniel Schneidermann - - Obsessions - 417 commentaires
Après les élections, le chantier de concassage de la gauche en mille morceaux se poursuit sur vos écrans. Après la surmédiatisation des opposants socialistes à Olivier Faure au cours de la séquence Cazeneuve -on n'aura jamais autant vu Nicolas Mayer-Rossignol, ni Carole Delga- place à la séquence Ruffin. L'ex-Insoumis publie un livre : "Ma France en entier, pas à moitié"
(Ed. Les liens qui libèrent). Retenir le titre sera facile : l'auteur le répète contractuellement au moins cinq fois dans chaque émission, parmi ses autres tubes plus anciens ("La France des bourgs et la France des tours")
. Dans ce nouveau livre, il poursuit dans la même veine qu'avant la purge du printemps : la gauche ne doit pas seulement s'intéresser aux "quartiers populaires", mais aussi, explique-t-il à Apolline de Malherbe, à la France "des vigiles de Securitas en CDD, des éboueurs qui se lèvent à quatre heures du matin et qui viennent de perdre leur prime, des aides-soignantes qui ne pourront pas offrir à leur fille leur activité poney, même s'ils votent RN."
Cette division artificielle de la France en deux "moitiés"
est en elle-même, grossière. Dans "la France des tours"
, en cherchant bien, ne trouverait-on vraiment aucun vigile, aucune aide-soignante, aucun éboueur ? Mais sans doute Ruffin veut-il adresser à LFI un autre reproche, qu'il n'ose pas formuler, et qu'il dissimule derrière cette formule-valise de "France des tours". Dans son livre, lit Apolline de Malherbe, il avoue avoir fait en 2022, à sa grande honte, une "campagne au faciès"
. En substance, il a constaté que les tracts portant la photo de Mélenchon remportaient un grand succès dans la "France des tours" (comprendre, chez les Noirs et les Arabes), et agissaient comme repoussoirs auprès des petits Blancs -notons qu'il ne parle pas de "tracts pour les Noirs et les Arabes"
, comme le résume faussement Sonia Devillers. De ce constat, sans doute, découle la brutalité du changement de formule de ses propres tracts entre les deux tours de la législative de 2024, et la violence de ses coups contre Mélenchon, manifestement dictées par la panique.
🎙️ "Il faut qu'on parle au pays en entier"
— RMC (@RMCInfo) September 11, 2024
🔴 François Ruffin constate une forme de clientélisme politique et d'ethnicisation que ce soit du côté du RN ou de LFI.#ApollineMatinpic.twitter.com/tZte0g8u82
Plusieurs autres députés insoumis, précise-t-il, ont partagé ce constat. Pourquoi n'ont-ils pas dénoncé publiquement ces "campagnes au faciès"
? Parce que, balance-t-il encore, LFI est "
un parti où il y a de la peur
"
. La peur verrouillerait les langues.
Sans surprise, le nouveau Ruffin est instantanément, outre par la fachosphère, récupéré le soir même par Hanouna, auto-promu premier fan. "Qu'on soit d'accord avec lui ou pas, c'est quelqu'un qui dit la vérité, et qui est très aimé des Français".
Quant aux autres Insoumis, "ils se servent d'une certaine communauté pour les amener à voter pour eux. Ils sont en train de foutre la gauche française dans une merde noire"
. Comme elle est touchante, cette sollicitude des médias Bolloré pour la gauche, la vraie, la propre, la raisonnable !
LFI gouvernée par la peur ? En tous cas, oui, un mouvement où les éléments de langage tombés d'en haut sont dispensés avec zèle, et où les têtes qui dépassent sont promptement coupées, comme à la grande époque du PCF. Où les désaccords s'expriment, dans le meilleur des cas, par le silence. Oui, c'est un fonctionnement détestable vu de l'extérieur, mais c'est aussi une caractéristique historique du communisme français depuis le Congrès de Tours, et comme jadis au PCF, le contrepoint de beaucoup d'humilité, de sincérité, de dévouement, d'un renoncement radical aux exigences de son ego. Et c'est aussi, accessoirement, le prix de l'efficacité politique.
Clientéliste, LFI ? Bien entendu ! Un reproche d'autant plus opportun qu'une courte vidéo de Mélenchon, captée à la volée lors de la manifestation du 7 septembre, circule providentiellement ces derniers jours, dans laquelle l'Insoumis en chef, au grand effroi de toutes les télés, dévoile une stratégie électorale... tout aussi sommaire que celle de Ruffin. "Il faut mobiliser la jeunesse et les quartiers populaires. Tout le reste, laissez tomber, on perd notre temps."
Mais quel parti ne fait pas la politique de sa clientèle ? LFI est-elle davantage clientéliste que les partis de droite, macronie incluse, avec les riches et les retraités ? Que le PS avec les classes moyennes et les enseignants ?
Reste le reproche de la "campagne au faciès",
formule d'une efficacité redoutable qui évoque les "contrôles au faciès"
. J'ai suivi, en 2022, des candidats de la NUPES en campagne (dont Ruffin). J'ai monté et descendu des cages d'escaliers. J'ai constaté, comme tout le monde, que le nom et la photo de Mélenchon ouvraient des portes dans les tours, et que ces portes s'ouvraient spontanément sur de larges sourires. Des portes de foyers "Noirs et Arabes"
? Oui. Seulement
ces portes-là ? Non. J'ai vu aussi s'ouvrir des portes blanches, bien blanches. Toutes
ces portes-là ? Sans doute pas non plus. Quand une porte ne s'ouvre pas, on ne sait pas qui se trouve derrière. Ai-je vu des candidats renoncer à certaines discussions en fonction de la couleur de peau ? Jamais, bien entendu. En ai-je vu porter deux piles de tracts différents ? Bien sûr que non. Le constat de Ruffin n'est pas infâme. Aucun constat de fait n'est jamais infâme, ou alors c'est la réalité qui est infâme. Il est simplement faux.