RN : des interviewés comme les autres ?

Daniel Schneidermann - - Déontologie - Obsessions - 69 commentaires

Et nous, les journalistes, dans tout ça ? A deux doigts de la prise de fonction possible d'un gouvernement d'extrême-droite, comment concilier journalisme et citoyenneté ?  Je veux parler de ceux d'entre nous qui, en tant que citoyens, sont pleinement conscients, habités, hantés, par le péril démocratique que représente le RN, non seulement pour le pays en général, mais plus précisément pour les médias, pour l'information, pour eux-mêmes. Les autres, les bardella-compatibles, les indifférents, ne sont pas concernés par ces interrogations. Il y en a toujours eu. Il y en aura toujours. 

Nous nous trouvons, en France, au coeur d' un événement inédit. Pour la première fois s'entrechoquent, assourdissantes, l'éthique journalistique et la conscience citoyenne. A la clé, des questions très concrètes. Jusqu'où nous autoriser à "tirer contre notre camp", en publiant des informations déplaisantes ou démotivantes sur ses lacunes, ses incohérences éventuelles, ses querelles internes ? Faut-il prendre position publiquement dans ce scrutin, à titre individuel ou dans nos médias ? En quels termes ? Jusqu'à présent, ces questions nous nous les posions tranquilles. On croyait avoir encore quelques années pour y réfléchir. Or, c'est demain. C'est aujourd'hui.

Pour les journalistes de presse écrite, la question est relativement simple. On écrit loin de son sujet. Ce n'est pas toujours facile quand on se retrouve ensuite face audit sujet, qui vous engueule, qui vous snobe, qui vous boycotte. Mais on gère ça avec le RN, comme on l'a toujours géré avec tous les interlocuteurs, toutes les sources, de toutes les organisations. L'exercice est plus compliqué sur un plateau, dans un studio, quand le candidat RN, celui qui demain attentera peut-être aux libertés en général, et aux conditions d'exercice de votre métier est là, en face de vous. Et quand toute marque d'agressivité, ou même d'inéquité à son égard, parce que telle est la loi de la télé, peut le poser en victime aux yeux de son propre public, voire au-delà.

La plupart des intervieweurs des grandes chaînes nationales semblent avoir implicitement répondu à la question : business as usual. Les candidats RN sont traités comme les autres. Professionnalisme impeccable. Ethique en bandoulière. Point.  Je ne cite pas de nom. C'est tous les jours, partout. Avec quelques exceptions comme cette objection, sur France Inter le 28 mai dernier, de Sonia Devillers à Marion Maréchal, tête de liste de Reconquête! aux Européennes, sur la question du genre et de la transphobie, à propos de la palme accordée à Cannes à la comédienne transgenre Karla Sophia Gascon :

Ces rappels factuels ne vont pas toujours sans maladresse. Ainsi, dans la même interview, sur le même sujet, ramener la même Marion Maréchal à la politique familiale de Pétain, sans argumentation, a donné des armes aux sites de la fachosphère, comme ce tweet de Frontières (ex-Livre noir).

Hormis cet épisode, les seuls exemples repérés à ce jour par nos radars, d'affirmation sereine d'une opposition, ne plaçant pas l'interviewé en position de victime, l'ont été dans des médias locaux. Ainsi le 17 juin,  Jordan Guéant, de France 3 Alpes, face au candidat RN Alexis Jolly, à propos du projet de privatisation du service public de l'audiovisuel. "Je vais sortir de mon rôle de journaliste, et je vous redonnerai la parole..."

Autre exemple, sur le même sujet. "Que deviendrait le service public sous un gouvernement d'extrême-droite ?" demande Céline Autin sur France Bleu Picardie, le 17 juin, au candidat RN Damien Toumi. "Ce ne serait pas pas un gouvernement d'extrême-droite, mais d'union nationale" tente de corriger le candidat. "D'extrême-droite, c'est le Conseil d'Etat qui a tranché" réplique la journaliste.

Je rappelle  pour mémoire l'entretien orageux le 8 décembre dernier sur RCI, la radio la plus écoutée en Guadeloupe, entre Barbara Zandronis et Jordan Bardella, auquel nous avions consacré une émission.

Notons que l'argument-barrage le plus utilisé, car le plus efficace contre le RN est celui qui se fonde sur un rappel à la loi (code pénal, arrêt du Conseil d'Etat). Notons aussi que c'est dans la défense de leurs propres médias que les journalistes sont les plus pugnaces,  ce qui ne retire rien à leurs "exploits". Je parle d'exploit, à propos d'un comportement professionnel qui, dans un monde idéal, devrait être celui de toute la corporation. 

Trois exemples. Il en existe peut-être quatre ou cinq, qui n'ont pas été partagés sur les réseaux sociaux.  Mais c'est sur les doigts d'une main, que se comptent les journalistes de l'audiovisuel qui, tout simplement, ostensiblement, entre le RN et les autres, font la différence.

Tout ceci sans bien entendu mésestimer la difficulté de la tâche de nos confrères et consoeurs, d'autant moins que l'exercice du métier d'intervieweur est bien plus simple pour un média en ligne indépendant de l'ARCOM comme Arrêt sur images, qui n'est soumis à aucune obligation d'équité ou d'égalité des temps de parole. Situation infiniment plus confortable, qui parfois nous pèse, et handicape nos productions. Mais dont nous ne sommes pas seuls responsables, les contradicteurs potentiels refusant le plus souvent nos invitations.


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