Racisme : la loupe et les chiffres

Daniel Schneidermann - - (In)visibilités - Obsessions - 80 commentaires

C'était le 11 juin. Il y a un siècle. Deux journalistes se trouvent sur le plateau de C Cesoir, animé par Karim Rissouli : Sylvain Bourmeau (AOC) et Anne Rosencher (L'Express, France Inter). Deux têtes connues de la télé, et...deux Blancs. Se déroule un débat qui pourrait sembler un peu abstrait, un peu théorique, un peu intello, sur le racisme systémique en France. Existe, existe pas ? Et soudain, à Rosencher qui s'étonne d'entendre Bourmeau expliquer qu'il le vit tous les jours, le racisme systémique ("vous ?" "oui, moi") Bourmeau dégaine : "mes enfants sont noirs". Stupeur. Sidération. Silence. Rosencher : "Le racisme qui touche qui touche le plus de Français c'est le racisme anti-juif..."

Tu es blanc, tu ne connais pas le racisme systémique. Tu es basané ou noir, tu sais très bien ce qu'il veut dire, c'est ton mur, ta falaise, ton désespoir. Quotidiens. Virginie Despentes l'avait très bien exprimé lors de l'affaire Georges Floyd. "Je suis blanche. Je sors tous les jours de chez moi sans prendre mes papiers. Les gens comme moi c’est la carte bleue qu’on remonte chercher quand on l’a oubliée. La ville me dit tu es ici chez toi. Une blanche comme moi hors pandémie circule dans cette ville sans même remarquer où sont les policiers. Et je sais que s’ils sont trois à s’assoir sur mon dos jusqu’à m’asphyxier – au seul motif que j’ai essayé d’esquiver un contrôle de routine – on en fera toute une affaire".

Ce qui resurgit sous la loupe médiatique depuis le 9 juin n'est pas exactement, en soi, du racisme "systémique", c'est à dire impliquant des institutions (racisme largement documenté par ailleurs lors de chaque épisode de violence policière). C'est d'abord un racisme d'anonymes, traditionnel : les auteurs de lettres anonymes à des journalistes racisés, ou les incendiaires d'une boulangerie d'Avignon employant un apprenti d'origine malienne. Plus inquiétant, apparaît un racisme assumé de voisinage (l'affaire Divine Kinkela), ou de rue (un chauffeur de bus menacé "d'éradication"... par un automobiliste pour une place de parking). Il procède, pourrait-on dire, d'une "culture du racisme", comme on parle de "culture du viol".  

Mais le racisme systémique n'est pas loin. Il frôle ces faits-divers. Si on le cherche, on n'aura pas à creuser beaucoup, on pourra le déceler dans la lenteur d'une enquête policière, dans l'indulgence d'un jugement, dans la complaisance à son égard des médias Bolloré ou bollorisés (oui oui, les télés, même privées, c'est le Système).

A ceux tentés de penser, pour se rassurer, que ces épisodes pourraient résulter d'un emballement, d'une panique, d'un effet de loupe contrebalançant, dans ce sprint délirant de fin de campagne, l'emballement médiatique massif anti Front Populaire, des statistiques apportent un démenti. Elles figurent dans le rapport de la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), rendu public aujourd'hui. On y lit que tous les indicateurs de racisme sont en hausse.

Réalisé à l’automne 2023, un questionnaire a soumis aux sondés les affirmations suivantes : "Aujourd’hui en France, on ne sent plus chez soi,  il y a trop d’immigrés en France, les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français, de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la protection sociale" etc : si le racisme "biologique" est devenu marginal, reconnait le rapport, l'approbation à tous ces items est en hausse, dans des proportions variables. 

A noter que cette hausse ne concerne pas seulement les Noirs et les musulmans, minorités "visibles". Parallèlement, pour revenir à Anne Rosencher, si les stéréotypes antisémites   traditionnels (trop d'argent, trop de pouvoir, etc) sont relativement stables , le taux d'approbation de l'affirmation "pour les Français juifs, Israël compte plus que la France" est lui aussi en hausse de sept points sur deux ans. Si elles ne sont pas exactement comparables ni parallèles, ces deux hausses dessinent la silhouette rassurante d'un baril de poudre, auquel ne manque que l'étincelle. 

Pour la première fois personne, à Matignon, n'a répondu à l'invitation de la CNCDH de venir assister à la remise du rapport, rendez-vous pourtant incontournable depuis trois décennies. Absence qui pourrait bien "frôler", quand on y pense, le racisme institutionnel !


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