Pour une contre-Elkrief

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 116 commentaires

"Amnesty International décroche la palme : aucune condamnation des massacres du 7 octobre", s'exclame Ruth Elkrief, sur LCI (groupe Bouygues). Elle éditorialise, dans son "parti-pris" sur "le silence des ONG" à propos des otages, et notamment des 33 enfants sur les 240 otages, détenus par le Hamas. UNICEF, Médecins Sans Frontières, tout le monde y passe, tous plus silencieux les uns que les autres. "Assez émouvant" conclut Pujadas après un éloquent silence. Emouvant, oui. Et faux. Comme le relève le chercheur en économie Stefano Palombarini, plusieurs tweets d'Amnesty, depuis le 7 octobre, ont bien mentionné le sort des otages.

Ce mensonge (reposté par des personnalités ultra-médiatisées comme le chercheur Frédéric Encel, l'historien Denis Peschanskiou la rabbine Delphine Horvilleur) n'est que le dernier exemple en date de l'émotion qui déborde, depuis le 7 octobre, de tous les plateaux de l'information continue privée. Qui gonfle et inonde le paysage, comme un fleuve en crue, charriant inlassablement les mêmes rumeurs, mêmes non confirmées, comme les "40 bébés décapités", ou le bébé jeté vivant dans un four (lire ici la contre-enquête de CheckNews, et ici celle, plus récente, de l'Agence Télégraphique Juive, avec le témoignage du secouriste Asher Moskowitz). Comme si l'atroce réalité des massacres de cette journée ne suffisait pas à justifier l'atroce riposte israélienne depuis lors. 

On peut rêver d'une information continue sans émotion apparente, se cramponnant à un professionnalisme sans faille. De fait, elle existe aussi, dans les mêmes chaînes. Il suffit de tendre l'oreille aux "certes" et aux "néanmoins " du même Pujadas face à Fourest justifiant les bombardements. Il suffit d'entendre Ruth Elkrief, dans le même extrait, évoquer les victimes palestiniennes, pour saisir ce que peut être une information froide, détachée de toute émotion. "De nombreuses ONG dénoncent, ET C'EST NORMAL, les conséquences des bombardements israéliens sur Gaza. Et par exemple sur le camp de réfugiés de Jabaliya, évidemment Médecins sans Frontières". "Je dis pas que le reste doit pas exister, au contraire. Je dis, à côté, en plus, au moins." 

Elkrief reconnait donc qu'il est "normal" de s'émouvoir, comme MSF "évidemment", des deux bombardements successifs, les 31 octobre et 1er novembre, du camp de réfugiés de Jabalyia (au moins cinquante morts pour le premier, dont sept otages selon le Hamas, et plusieurs dizaines de morts pour le second). Cette émotion, selon la journaliste, a "le droit d'exister". Ces victimes-là méritent bien entendu sa "compassion", pour reprendre le terme, irréprochablement mesuré, du  gouvernement français, qui se déclare "profondément inquiet"de ces deux bombardements successifs d'un camp de réfugiés. Comment ne pas partager cette "profonde inquiétude" ?

Comme ma consoeur Elkrief, je juge"normale"l'émotion irrésisitible de certains journalistes, à l'évocation du sort des 240 otages israéliens et étrangers. Mais pour échapper au reproche qu'ils formulent eux-mêmes aux ONG, de "faille empathique", et de "deux poids deux mesures"pourquoi LCI ne recrute-t-elle pas une Elkrief "de sensibilité" proche de la cause palestinienne, qui délivrerait son "parti-pris" à la même fréquence que l'Elkrief existante ?

Depuis presque un mois, le biais pro-israélien est évident dans les médias privés audiovisuels, qui épousent ainsi la ligne du gouvernement français. La presse écrite comme Le Monde ou Libé, les radios et télévisions de service public, y résistent davantage, et proposent un traitement plus ou moins équilibré. Mais quel est l'impact de journaux même aussi importants que Le Monde ou Libé dans le modelage de l'opinion, face au rouleau compresseur de l'info continue ? Guère plus important, je le crains, que celui du remarquable Haaretz israélien, qui devrait servir de modèle à tous les journaux du monde.

Mise à jour, 13 heures : ajout du lien vers l'enquête de l'Agence Télégraphique Juive.



Lire sur arretsurimages.net.