Oublier. Tintin. Au. Congo.

Daniel Schneidermann - - Fictions - Obsessions - 50 commentaires

Encore Tintin au Congo. Encore cette monstruosité raciste increvable resuscitée des Années 30. Encore ce machin collé à l'œuvre de Hergé comme le sparadrap au doigt du capitaine Haddock.  L'œuvre est donc republiée cette année en coffret, par les Editions Moulinsart et Casterman, avec les deux autres premiers albums, Tintin au pays des soviets et Tintin en Amérique, agrémentée d'un énième lifting. Radical en apparence cette fois puisqu'il concerne la couverture. Exit le petit Noir passager de la voiture de Tintin. Disparu on ne sait où, balancé dans on ne sait quel marigot, dans l'enfer des images retouchées par l'Histoire, avec les victimes des purges staliniennes ou maoïstes.

Place au tête à tête ahuri du reporter avec le lion, qui semble sidérer les deux personnages eux-mêmes, comme s'ils se demandaient quelle mouche a piqué le metteur en scène, et si on les laissera se reposer un jour. Cette éjection est un aveu. L'aveu que l'on ne peut sortir de la caricature raciste du petit nègre aux grosses lèvres rouges qu'en évacuant le personnage lui-même. 

Mais ce n'est pas la principale innovation. L'innovation maîtresse, attention résonnez tam-tams, c'est la fameuse, tant réclamée, préface de contextualisation, comme pour les rééditions des immondices de Rebatet chez Gallimard. La préface qui va permettre de savourer l'œuvre en toute bonne conscience, en la replaçant dans le contexte de son époque. Si l'éditeur a étrangement choisi de publier son coffret en toute discrétion en novembre dernier, l'objectif semble pourtant atteint : le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) est content de cette édition qui rassemble (attention punchline) "ceux qui ne veulent pas de censure et ceux qui ne veulent pas d'injure"On va enfin pouvoir vivre ensemble.

Seize pages, pas moins, signées du "tintinophile" Philippe Goddin, président de la société des amis de Hergé. Et la question évacuée en quelques lignes. Non, l'œuvre n'est pas raciste, puisque Hergé "s'en est vigoureusement défendu". La casserole et le plumeau sur la tête du sorcier ? C'est "burlesque". Fermez le ban. Accusé acquitté. Et pour le reste, admirons la qualité de documentation du jeune maître (24 ans à l'époque) sur les bateaux, les voitures, les trains qui déraillent et la dentition des crocodiles. Et aussi, comment il a réussi à évacuer la commande initiale de son éditeur chrétien, un éloge des pères blancs, réduit à quelques cases de l'album. (A propos de crocodiles, c'est au massacre d'animaux dans l'album, que le préfacier réserve ses plus sévères adjectifs, ("plus acceptable aujourd'hui", "confondant" "inconsidéré" etc.)

Le contexte, parlons-en. En 1931, cela fait près d'un quart de siècle que le sinistre souverain belge Léopold II a cédé le Congo, sa propriété personnelle, à son pays. Si le travail forcé perdure, la soldatesque coloniale a cessé d'y couper les mains des malheureux indigènes trop lents dans la récolte du caoutchouc, ou de leurs femmes, ou de leurs enfants. Mais le souvenir en est encore vivace pour ceux qui veulent bien s'y intéresser. Et les photos de la missionnaire protestante britannique Alice Seeley Harris, qui ont soulevé l'indignation du monde entier contre Léopold, comment croire que Hergé, ce fana de la doc, ne les ait pas vues ? Mais non. Rien dans l'album, et -occultation dans l'occultation- pas un mot non plus sur cette omission dans la préface. Les méchants de l'histoire sont...des hommes d'Al Capone. Al Capone ! Au Congo ! À en croire les tintinologues, Hergé souhaitait ainsi amorcer son opus américain suivant, le troisième du coffret, et forcer la main à son éditeur. Soit. Bien joué. Mais en quoi cela nous concerne t-il ? À noter qu'à la toute fin de sa préface, le préfacier regrette lui-même que le dessinateur, au contraire de ses contemporains, les reporters Joseph Kessel ou  Albert Londres, ait évacué "l'exploitation des richesses congolaises à laquelle se livraient ses compatriotes".

La question est aujourd'hui : pourquoi cet acharnement de Casterman / Moulinsart à ranimer ce cadavre ? Je comprends bien l'intérêt historique et pédagogique de l'oeuvre. Tintin au Congo, dans son horrifique édition initiale, a toute sa place dans les brocantes, les librairies et les bibliothèques, notamment celles des facs d'études coloniales. Mais avec ce coffret de fin d'année, c'est autre chose. On vise le bel objet placé sous le sapin. Le plaisir de lecture. On poursuit obsessionnellement un impossible sauvetage, une réhabilitation qui recule toujours à mesure qu'on avance, comme l'horizon (je n'ai rien contre les obsessions, notez bien). Au nom de quoi, cet acharnement thérapeutique ? Au nom d'un dessin grossier, que Hergé ne cessera par la suite d'affiner ? D'un scénario indigent qu'il semble avoir bricolé à mesure de la parution du feuilleton dans Le petit vingtièmeDu respect posthume des souhaits du dernier Hergé, qui avait fait lui-même pression au début des années 70 pour une réédition ? D'un combat buté contre la cancel culture, d'une lutte sans fin de Tintin contre les woke ? Quel authentique tintinophile, quel lecteur ravi de Tintin au Tibet, ou d'Objectif lune, entre autres chefs d'oeuvre, peut prendre du plaisir à ce safari ? Levez le doigt ! 



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