Le Horvilleur comme on le parle

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 138 commentaires

Voici quelques jours, j'ai tweet-clashé avec la rabbine Delphine Horvilleur. Elle se disait "très en  colère" contre ceux qui racontent le Proche-Orient "comme s'il y avait des forts et des faibles". Sous-entendant ainsi que dans cette histoire, non, il n'y a pas "des forts et des faibles", des gentils et des méchants, que c'est plus compliqué. "Si c'était aussi simple, j'ose espérer qu'on aurait résolu ce conflit depuis très longtemps" ajoutait-elle étrangement (comment l'aurait-on "résolu ?"). Je me suis contenté de souligner le "comme si".

A quoi l'encolérée rabbine, presque instantanément, m'a répondu en postant la photo d'une jeune otage du 7-Octobre, ensanglantée, manière de rappeler la brutalité du Hamas. J'aurais eu à ma disposition des centaines de photos à lui renvoyer, d'enfants massacrés, dénutris, de familles décimées depuis le 7 octobre. Je ne l'ai pas fait. J'ai seulement répondu ceci : "Regardez les milliers de morts. L'organisation des massacres. Les armements en présence. Les intentions des belligérants. Les soutiens internationaux. Regardez-vous en face. Vous êtes Goliath". Riposte non moins immédiate de ma contradictrice : « VOUS êtes goliath »… mais qui est ce « vous » ??? Les femmes? Les rabbins? Les juifs? Ou bien les gens qui refusent votre lecture du monde balancée au “lance-pierre” ?

Bonne question. A qui pensais-je vraiment en lançant à Delphine Horvilleur : "vous êtes Goliath" ? Avant tout, à elle personnellement.  Et aussi, j'avoue, derrière elle, à la version israélienne qu'exprimait, même si apparemment elle s'en défend, son "comme si".

Pourquoi assimilai-je à ce régime, à cet Etat aujourd'hui génocidaire, cette femme française qui ne cesse sur tous les plateaux d'en appeler au dialogue inter-religieux, à l'écoute, à l'empathie, aux bienfaits de la "conversation" (c'est le titre de son dernier livre) ? Pourquoi assimiler aux génocidaires cette figure qui s'est imposée sur la scène médiatique en mettant en avant sa fragilité, ses vacillements, ses doutes, jusqu'à adapter en hébreu Les gens qui doutent d'Anne Sylvestre ? Cet esprit souple et agile, qui a apparemment si peu en commun avec la raide propagande d'un Bernard-Henri Lévy, ou a fortiori avec les insultes obsessionnelles d'un Frédéric Haziza ?

De fait, je ne suis pas le seul, à assimiler Delphine Horvilleur au "narratif" israélien.

Cette interpellation indignée -"Qui est VOUS ?"- elle l'a déjà lancée, mot pour mot, à l'écrivaine libanaise Dominique Eddé sur le plateau de La grande librairie du 13 mars (France 5). Eddé lui rappelait le déni israélien de la confiscation des terres de Cisjordanie, et la misère des Palestiniens des territoires occupés. Et concluait : "c'est pour ça que cette Palestine vous a affreusement surpris le 7 octobre. Je demande un acte de reconnaissance. Je veux que vous entendiez." Alors Horvilleur "Vous parlez de quoi ? De moi ? Des Juifs ? D'Israël ? Je préférerais que vous disiez nous". 

Pourquoi donc, entendant Delphine Horvilleur, entendons-nous le "narratif" israélien ? Sous la musique tout en bienveillance, il faut écouter attentivement les paroles. Ce qui a rendu "malade" Delphine Horvilleur, avant de l'encolérer, ce sont tous ceux qui,  après le massacre du 7 octobre, ont tenté de contextualiser l'événement, "une contextualisation atroce". Par "contextualisation", entendre les rappels des spoliations de terres en Cisjordanie, des villes grignotées par les colonies illégales, de l'apartheid des routes, des écoles, des hôpitaux, des check points distincts pour les uns et pour les autres.

Horvilleur : "Les gens qui disaient "bien sûr c'est horrible, mais...". Ce mais m'a rendu assez folle". Pas de mais possible après le 7-0ctobrecomme après Charlie. La "contextualisation" c'est stérile, c'est toxique, c'est une marque d'inhumanité. Dans l'indispensable "conversation" des humains horvilleuriens, l'Histoire est indésirable. L'Histoire de la Palestine hurle réparation. L'Histoire est un reproche sanglant. L'Histoire n'est qu'une protection mentale contre l'empathie. L'Histoire est une injure antisémite. 

Se tenant à bonne distance de l'Histoire, la rabbine a aussi construit un discours qui tente de se hisser à équidistance "des uns et des autres", et surtout au dessus de "tous". " La situation d'aujourd'hui est le fruit d'un déni, d'une incapacité de parler, de reconnaître les responsabilités de tous. Ce déni est partagé par tousComme si l'autre était dans une innocence absolue. Le passage à l'acte violent des uns et des autres. Les actes barbares ne sont jamais quelque chose qu'on peut éloigner au nom de l'injustice. Il faut quede part et d'autre on soit capable de reconnaître nos égarements". 

"De part et d'autre on vit avec un sentiment d'injustice. Dans notre histoire collective il faut faire face, chacun, à une critique nécessaire. Etre capable d'être en empathie avec les uns et les autres. Et pas renvoyer l'autre à sa communauté. Il y a des revendications légitimes de part et d'autre. J'ai lutté en bien des occasions pour la revendication palestinienne. Les Palestiniens doivent apprendre à vivre avec la pleine légitimité du narratif sioniste".

"Vous faites comme s'il y avait une symétrie, note alors Eddé. Vous créez de la symétrie où il n'y en a pas. Il y a un rapport de force qui n'est pas symétrique". Elementaire. Encore fallait-il le relever. Dans la description du rapport dominant / dominé, tout renvoi dos à dos des uns et des autres, même énoncé avec sincérité, toute allusion à la vulnérabilité du dominant, sert sa domination. Dénonçant cette symétrie artificielle, Dominique Eddé pose le doigt sur le coeur du système rhétorique horvilleurien qui, toute adepte qu'elle soit de la "conversation", ne peut que tenter de renvoyer la Libanaise dans ses cordes. "J'espérais qu'on partirait dans un débat un peu plus constructif (...) Est-ce que dans le cadre de cette conversation on pourrait être davantage dans un échange ? (...) Est-ce que vous pourriez engager une conversation, c'est à dire permettre à l'autre par moment, de parler ?"

Mais c'est trop tard. Pour le coup, ce n'est pas une "conversation" qui s'est nouée sur le plateau d'Augustin Trapenard, mais une querelle, la sempiternelle, désespérante, insoluble, querelle israélo-palestinienne, colonies illégales contre attentats  dans les bus de Jerusalem -"je les ai vécus quand j'y vivais"-, spoliation de 1948 contre partage des Nations Unies. "Je ne crois pas que la paix viendra des politiques ni des militaires, ni des historiens. Elle viendra des poètes" tente Horvilleur. Trop tard. L'Histoire est rentrée par la fenêtre. Avant de renouer la "conversation", il faudra rendre les terres. Aussi simple que ça. 


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