JO : Un enthousiasme français (et obligatoire)

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 68 commentaires

En temps ordinaire, le journaliste est un consciencieux dealer de sinistrose, un chef de gare survolté de trains qui déraillent. Scandales financiers, conflits sociaux, luttes d'influence, batailles électorales, catastrophes climatiques, grèves, galères des usagers. Il se complait dans la mauvaise nouvelle, se vautre dans l'inquiétude, se gave de passions basses.

Juste avant la cérémonie d'ouverture des JO, par exemple, les chaînes ont multiplié les reportages sur les restaurateurs de l'ile Saint-Louis entravés dans leur commerce par les restrictions de circulation.

Mais dans le secret de son âme, le journaliste sait bien que tout ne va pas si mal. Lui-même, dans sa vie personnelle, connaît des joies, des succès, des extases parfois. Il lui arrive, sans l'ébruiter, de s'émerveiller ou d'admirer. Autour de lui, il constate, voire participe, à de belles initiatives de solidarité désintéressées. Mais la presse, depuis toujours, préfère les trains en retard.

Aussi quand se présente une occasion de se rattraper, il la saisit à la gorge, avec une énergie "à la hauteur des anticipations négatives, réflexe culturel collectif dans le monde journalistique français"analyse en spécialiste l'ex-directeur du Monde Luc Bronner.

Avec leurs spectacles grandioses, leur mise en scène calibrée pour les photos, l'émergence quotidienne de nouveaux héros comme s'il en pleuvait, les jeux olympiques sont, par nature, un festin de bonnes nouvelles. Impossible d'ouvrir un journal ou un site sans être pris à la gorge par un parfum d'euphorie (voir par exemple ce très beau reportage vidéo du Parisien sur les hauteurs de Belleville, passage de la course cycliste moins médiatisé que le passage à Montmartre). 

Lorsqu'une fois par siècle, les Jeux se déroulent à domicile, l'enthousiasme déborde des pages sportives, pour inonder les rubriques politiques. Il ne faut sans doute pas expliquer autrement l'explosion de reportages sur les JO joyeux et le Paris méconnaissable de ces derniers jours. Explosion qui cumule avec le dernier édito du Monde, qui célèbre "l'ambiance de liesse et de félicité, les images époustouflantes et inédites, l'enthousiasme des fan zones". Par exemple, après tant d'alarmes sur la baignabilité des eaux de la Seine, "les athlètes du triathlon se sont finalement baignés." (Le Monde n'a pas entendu parler des athlètes malades ou hospitalisés après la baignade). "Moi j'ai pris le métro tout à l'heure, tout le monde est sympa", ratifie Léa Salamé, dans l'émission quotidienne de France 2 "Quels jeux". "Ce ne seraient pas les plus beaux Jeux Olympiques de l'histoire?" s'interroge la journaliste de France 5 Aurélie Casse.

Miracle : tout le monde est sympa ! (Oui, entre supporters venus là pour une passion commune).  Miracle : les photos sont belles ! (Oui, tous les sites olympiques ont été choisis pour inclure une carte postale dans le cadre). Miracle : on circule bien ! (Oui, comme chaque année à Paris au mois d'août). Miracle : les rues sont sûres ! (Oui, grâce au renfort exceptionnel de 45 000 policiers et militaires, avec l'aide renforts venus d'une quarantaine de pays). Miracle, les SDF ont disparu ! (Oui, on les a éloignés). Etc etc.

 A le considérer de plus près, cet enthousiasme n'est pas chimiquement pur. Il vient se plaquer sournoisement sur la période précédente où "tout le monde s'engueulait autour de la table", rappelle Salamé ("engueulade générale" englobant pêle-mêle la victoire du RN aux Européennes, celle du NFP aux Législatives, la dissolution, la "gestion des affaires courantes" par le gouvernement démissionnaire, les députés-ministres, le refus présidentiel de reconnaître le résultat des élections, etc). Comme ces tensions, par contraste, apparaissent superficielles ! Si Le Monde, toujours raisonnable, rappelle que nous visons une "parenthèse bienvenue", d'autres rêvent qu'elle ne se referme jamais. Et si la réalité de la France, suggère l'enthousiasme salaméeen, était dans cet unanimisme joyeux, dans cette communion multicolore, plutôt que dans les "engueulades" de la période précédente ? Et si la "trêve olympique" décrétée par Macron débouchait naturellement, par magie olympique, sur une "trêve politique" éternelle ?

Quel est le premier réflexe de toute foule emportée par un enthousiasme unanime, qu'il soit militaire, politique, ou sportif  ? Chercher autour d'elle les réfractaires à la joie, pour les designer au soupçon et à la vindicte. Première catégorie-repoussoir : les grincheux parisiens (autrement dénommé "pisse-froid" ou "rabat-joie") qui ont préventivement fui Paris (cette désertion étant à l'origine, d'ailleurs, de la "magie" olympique). 

Mais ces grincheux, après tout, se sont punis tout seuls.  On a mieux en magasin : les traîtres à la patrie. Car cet enthousiasme, incarné à merveille par le prodige de la natation Léon Marchand, n'est ni internationaliste, ni même européen. Il reste exclusivement tricolore. Logiquement, sur le podium du Monde comme sur celui de Salamé, figure Léon Marchand ("c'est le Xanax de la France, ce garçon ?"demande Salamé). Car voilà. Non seulement Marchand est un prodige, mais un prodige français. 

Regardons au hasard les médias Bolloré. En temps ordinaire, ils sont champions toutes catégories des porteurs de mauvaises nouvelles. Dans la vague d'enthousiasme, ils rongent leur frein ("on va se réveiller avec une gueule de bois monumentale" lance un présentateur). Mais en même temps, ils se sont assignés la tâche de montrer du doigt les mauvais Français de l'autre bord : la gauche en général, et LFI en particulier. "En pleine euphorie nationale, le silence gêné de la gauche" titre Europe 1. Imaginez : non seulement Mathilde Panot n'a quasiment rien tweeté depuis le début des Jeux, mais LFI a même tenté, le 25 juillet dernier, soit à la veille de la cérémonie d'ouverture, de créer une "commission d'enquête populaire" sur  ces JO "qui n'ont plus rien à voir avec la communion et le plaisir du sport".  A noter que cette initiative insoumise, légèrement prématurée il est vrai, n'a été réellement médiatisée qu'après sa dénonciation par la présidente (élue grâce aux voix des ministres démissionnaires) de l'Assemblée.

La médaille d'or bolloréenne de la "haine de soi"(Sonia Mabrouk dans le JDD) a été remportée par le député LFI Arnaud Saint-Martin, qui a osé critiquer le chauvinisme de France Télévisions, laquelle s'intéresse exclusivement aux Français présents dans la compétition, et préfère diffuser une remise de médaille française, plutôt qu'un match en cours entre compétiteurs étrangers. Pas d'unanimisme national sans ennemi public. C'est fait. Entre grincheux, pas question de se mélanger.



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