Guillaume Erner, étoiles bleues et mains rouges
Daniel Schneidermann - - Numérique & datas - Obsessions - 85 commentaires
On se lasse de tout. Je ne vous ai pas parlé ici de l'emballement médiatique des "mains rouges sur le mur des Justes", qui a brièvement embrasé, ce 15 mai, radios, télés, et une poignée d'emballé.e.s politiques. En résumé : on découvre au petit matin des mains rouges peintes au pochoir sur ce mémorial parisien où sont répertoriés les noms des Justes, ces héros qui ont contribué à sauver des Juifs pendant la dernière guerre. Sous le coup de la découverte, l'emballement politico-médiatique crie au nouvel acte antisémite. Mais quelques jours plus tard, selon Le Canard enchaîné
, les services français concluent à un acte commis par deux ressortissants bulgares, et téléguidé par la Russie.
Si je ne vous en ai pas parlé, c'est parce que l'épisode semble une répétition exacte de celui des "étoiles de David bleues", en octobre dernier. Même symbole confus reproduit au pochoir sur les murs de Paris, même effarement devant ce qui apparaît comme un acte antisémite forcément lié au massacre de Gaza, même fuite précipitée des coupables à l'étranger, et mêmes conclusions de l'enquête : "l'attentat" est plutôt à ranger dans le tiroir de la "guerre hybride" franco-russe, que dans celui de l'antisémitisme en France. On se lasse de tout.
De cet épisode, en revanche, j'ai fait le sujet de ma dernière chronique hebdomadaire de Libération
, avec un angle précis : l'émission matinale de France Culture
, le 15 mai dernier, donc à chaud après la découverte de la profanation. Cette émission m'a semblé intéressante, par la juxtaposition de deux chroniques. D'une part, celle, consacrée aux nouvelles technologies, de François Saltiel. Le chroniqueur, spécialiste de tout ce qui touche au cyber, y recommandait la prudence face à l'emballement médiatico-politique. Il indiquait même que Viginum (service rattaché au Premier ministre et chargé de la protection contre les ingérences numériques étrangères) lui avait affirmé, dès ce moment, explorer la piste d'une maoeuvre étrangère.
Mais d'autre part, dans son "Humeur du jour"
(ses Obsessions
à lui) le présentateur de la tranche matinale, Guillaume Erner, n'hésitait pas, lui, à préjuger de la culpabilité de l'attentat. Une chronique prêchant la prudence quand sa voisine cédait à l'emballement : la contradiction m'a semblé...intéressante.
"Je n'ai rien dit de tel"
réplique ce matin Erner dans sa revue de presse de France Culture
(ici, en mettant le player vers 56'). Lui qui m'avait invité en 2018 pour Berlin 1933
, m'accuse de considérer pour ma part que tout antisémitisme a disparu en France depuis 1945.
Pour comprendre la controverse, il faut revenir sur la guerre d'interprétation à propos du symbole des "mains rouges", brandi par certains étudiants pro-palestiniens de Sciences Po à Paris, lors de l'occupation de l'école le mois dernier. On peut y voir une référence directe au lynchage de deux réservistes israéliens par des Palestiniens à Ramallah en 2000, lors de la 2e intifada. Dans ce cas il s'agit bien d'un symbole explicite anti-israélien (et de toutes manières, à mes yeux, pas "antisémite").
Mais les étudiants aux mains rouges de Sciences Po s'en sont défendus, assurant qu'ils ne connaissaient pas cet épisode du lynchage de 2000, et mettant en avant d'autres utilisations de ce symbole lors de différentes manifestations n'ayant rien à voir avec la Palestine : Iran, Irak, ou même...défense de la cause animale, comme le montrent ces quelques photos rassemblées sur X par notre chroniqueuse Elodie Safaris.
Une nouvelle polémique alimentée par des élues socialistes et Sfar, affirme que les "mains rouges" des étudiants de Sciences po mobilisés en soutien à Gaza seraient en réalité une référence haineuse au lynchage de 2 réservistes israéliens en 2000 lors de la 2nd Intifada 👇 pic.twitter.com/18MQioOF3M
— Elodie Safaris (@avriogata) April 27, 2024
Or que disait exactement Erner le 15 mai ? Si en effet, il n'accusait pas explicitement des pro-Palestiniens français du forfait, cette accusation ressortait en creux de son Humeur du jour
. Les mains rouges étaient en effet pour lui, indiscutablement, "le symbole du lynchage de deux militaires israéliens."
"Je sais,
concédait Erner, il y a eu un débat pour savoir si ces mains rouges renvoyaient à ce lynchage ou constituaient je ne sais quel message de paix, disons que cette profanation règle au moins la question"
.
Minorer ainsi la défense des étudiants ("je ne sais quel message de paix")
, et surtout enfermer de cette manière la controverse, cher Guillaume Erner, c'est partir du présupposé que ces mains rouges constituent un message précis, intentionnel, et c'est donc éliminer d'emblée implicitement l'hypothèse de l'acte de "guerre hybride" poutinienne, ou para-poutinienne, ou proto-poutinienne. L'éliminer malgré le souvenir du précédent des "étoiles bleues", encore si vivace qu'il venait immédiatement à l'esprit de François Saltiel, comme au mien.
Quant au débat, indispensable, sur les contours précis de l'antisémitisme en France aujourd'hui, sur les ressemblances et différences entre 1933 et 2024, je serais fort heureux d'en discuter avec Guillaume Erner, par exemple lors d'un prochain Je vous ai laissé parler
(l'invitation lui a été transmise en privé).