Gaza : des échappées, de grâce !

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 66 commentaires

Des échappées ! De grâce, des échappées ! Des pas de côté ! Des respirations ! Des décentrements ! Nous enfermer jusqu'à l'obsession dans l'horreur quotidienne, dans l'attente du prochain bain de sang, de la prochaine lâcheté occidentale, même nous autres spectateurs lointains, est la toute première victoire des guerres, avant même toute victoire sur le terrain. Et, plongé depuis le 7 octobre dans l'horreur répétitive, je n'y échappe pas. La guerre limite notre horizon, asphyxie toute capacité d'analyse, nous rend cons.

Et on en redemande. J'étais mercredi soir à l'Assemblée, pour assister à la projection du film du député LFI Aymeric Caron, Gaza depuis le 7 octobre, montage de vidéos horrifiques de gravats et de cadavres gazaouis, filmées par des journalistes ou des Gazaouis. J'y étais, en me demandant ce que je faisais là, revoyant ces scènes que j'avais, pour la plupart, déjà vues. De quelle horreur avais-je besoin d'être convaincu, que je ne sache déjà ? J'y étais pour y être, pour ne pas me défiler, par sentiment que ce film, conçu et réalisé pour faire contrepoids au montage similaire effectué par les Israéliens sur le massacre du 7 octobre, était quelque part indispensable, oui, mais pour d'autres, pas pour moi. D'autres, mais qui ? Caron avait invité à la projection toute l'Assemblée. Seuls une quinzaine de députés sont venus, cette absence étant censée faire la preuve de l'indifférence radicale des politiques français, hors LFI, à la souffrance palestinienne. Preuve difficile à établir. Les déjà convaincus n'avaient pas besoin de re-voir. Et les autres refusaient de voir. 

Au fond, c'était peut-être le but principal, paradoxal, (inconscient?) de la projection : mettre en évidence que ce film se heurtait à un refus de voir, et qu'il ne pouvait pas trouver de public. Pas en pleine guerre, en tous cas. Son public naturel, c'est ceux à qui il faudra, de force, un jour, montrer ces images qu'on leur cache : la population israélienne. Comme les Alliés, en 1945, firent défiler devant les monceaux de cadavres de Buchenwald la population allemande environnante. Comme on projeta les images de Buchenwald, Dachau et Bergen-Belsen au procès de Nuremberg, devant Goering, et les autres dirigeants nazis.

Feelgood

 Des respirations, donc, de grâce. En imaginant de rassembler sur le plateau de Sur La Planche  deux auteurs d'albums sur le Proche-Orient, une journaliste et un historien, autour d'une discussion sur les relations intimes entre Israéliens et Palestiniens, j'imaginais une discussion détendue, décalée, feelgood, comme on dit, nous permettant à tous, et moi le premier, de respirer un peu dans l'asphyxie quotidienne des massacres et des polémiques (encore cette semaine, cet affrontement quasi-physique entre les députés David Guiraud et Meyer Habib, et cette interview lunaire par la première chaîne française du criminel de guerre Netanyahu). 

Pari tenu. L'un des deux albums, celui de Salomé Parent-Rachdi, (Amour, sexe et terre promise, Les Arènes) sur quelques histoires amoureuses dans la fournaise, nous a rappelé cette vérité de base : même pendant les guerres, l'amour ne perd pas ses droits. Mais avec notre second invité, l'historien Vincent Lemire, auteur d'une Histoire de Jérusalem (Les Arènes), nous sommes retombés ensuite dans le lourd, le très lourd. 

Le matin même de l'émission, sur France Inter, Lemire avait rappelé que le Proche-Orient, avec la création d'Israël en 1948, avait été le berceau du droit international d'après-guerre. Mais chez nous, sur le plateau, il a développé le second versant de cette analyse. Et si le Proche-Orient, qui nous offre aujourd'hui chaque jour le spectacle de l'impuissance internationale à arrêter la sanglante vengeance israélienne après le 7 octobre, devait finalement devenir le "tombeau" du droit international ? C'est la question  que pose Gaza. Rien que ça ! Toute échappée nous ramène au réel. Mais elle aura été une échappée.


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