Gaza : concevoir le génocide

Daniel Schneidermann - - (In)visibilités - Obsessions - 270 commentaires

Les Gazaouis, tous complices ! L'ambassade d'Israël en France met en ligne cette vidéo :

On a bien lu. Si le texte du tweet accuse "des civils palestiniens", la vidéo a modifié un mot qui change tout. Ce sont "les" civils palestiniens, qui ont aidé le Hamas à commettre le massacre du 7 octobre. Tous. Tous complices. Exterminez toutes ces brutes ! Lapsus, peut-être. Mais c'est dit.

Jour après jour, le débat se fait plus âpre pour savoir si l'on peut qualifier de "génocide" la campagne de bombardements israéliens sur Gaza, en riposte au massacre du 7 octobre (16 000 morts à ce jour, estimation basse). Spécialiste des génocides, l'historien français Vincent Duclert, parmi d'autres, s'y refuse, aux motifs que cette campagne constitue une riposte au 7-Octobre,  et qu'une partie de la population israélienne est opposée à la politique de colonisation menée en Cisjordanie. Gardons ces éléments en mémoire. Mais qu'en est-il, au regard des textes ?

La qualification de "génocide" est aujourd'hui déterminée par un ensemble de textes internationaux, assez bien résumés ici (on en revient souvent à Wikipedia). En l'espèce, l'élément matériel des massacres de masse et des déplacements de population faisant peu de doutes, le débat peut se résumer à l'élément intentionnel. Le gouvernement israélien a-t-il l'intention de détruire le peuple palestinien ?

Nombreux sont les indices indiquant une "intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel", indices  tous rassemblés ici, par exemple, par un historien israélien, Raz Segal. Dans la liste,  les déclarations de dirigeants, du ministre de la Défense Gallant estimant que le pays combat "des animaux humains", au porte-parole de l'Armée Daniel Hagari  admettant dès les premiers jours que "tout en équilibrant la précision avec l'ampleur des dégâts, nous nous concentrons actuellement sur sur ce qui cause le maximum de dégâts". Sans parler de l'utilisation massive du terme "mal" ("evil"), dans la bouche des dirigeants israéliens, pour désigner le Hamas. 

Sur le plan technique, la consommation massive par Israël de bombes de 250 kilos, plutôt que de missiles Hellfire, plus ciblés et moins meurtriers, comme le remarque l'expert militaire Guillaume Encel constitue un indice supplémentaire, même si d'autres experts objectent que le pays n'a pour seul but que d'économiser ses stocks de Hellfire, dans la crainte d'une attaque du Hezbollah au Nord. Toujours est-il que ces bombes de 250 kilos pleuvent massivement. 

A la vérité, notre réticence psychologique à qualifier la campagne de Gaza de génocide tient, de mon point de vue, à plusieurs raisons. Comment admettre que les descendants de victimes d'un génocide, moins d'un siècle plus tard, pratiquent elles-mêmes un génocide ? Et surtout, comment admettre qu'un génocide puisse se dérouler sous nos yeux, que les conséquences nous soient quotidiennement visibles, et que nous demeurions, pour beaucoup d'entre nous, sans réactions décisives ? 

Si obsédant est encore, au moins chez les plus vieux, le souvenir d'Auschwitz que nous ne pouvons nous figurer une extermination que soigneusement cachée par les exterminateurs, à l'écart des regards du monde. Paradoxalement, l'incrédulité pendant et après Auschwitz, à se figurer l'existence de chambres à gaz, et la réticence actuelle à qualifier le génocide de Gaza, tiennent à la même raison : notre incapacité à concevoir ce que l'historienne américaine Deborah Lipstadt, autrice d'un ouvrage de référence sur l'incrédulité de la presse américaine face aux prémisses d'Auschwitz, Beyond belief, appelle "l'unprecedented", le sans-précédent. Confronté à l'événement brut, notre cerveau cherche mécaniquement à rattacher, à comparer, à des événements précédents. Il a le plus grand mal à reconnaître et qualifier l'événement en-soi. Si l'extermination des Gazaouis se déroule à ciel ouvert, alors ce ne peut être un vrai génocide. Si l'on ajoute à cette rigidité psychologique le tapis de bombes permanent des medias occidentaux pro-israéliens, au nom de la solidarité des "civilisés" contre les "barbares", le brouillage est total.

PS : Ironiquement, c'est aujourd'hui la vague d'antisémitisme en Europe que Lipstadt, devenue "envoyée spéciale de l'administration Biden sur l'antisémitisme", qualifie de "unprecedented". Mais, si je peux me permettre, sa grille de lecture ne lui appartient pas.


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