France 2 contre Chikirou
Daniel Schneidermann - - Investigations - Obsessions - 253 commentaires
Si j'avais un conseil pour la valeureuse équipe de Complément d'enquête, qui n'en a aucun besoin, ce serait de teaser
un peu moins leurs enquêtes avant diffusion. Depuis quand nous appâtent-ils avec leur spéciale Sophia Chikirou ? Depuis que le transfuge Cardoze, passé avec armes et bagages chez Bolloré, les accuse de réserver leurs coups à la droite ? Bref, de tweet en tweet, le twittos incurable que je suis a l'impression d'avoir déjà vu l'émission avant diffusion, avec ses morceaux de bravoure (le message "tafioles de merde",
les chèques signés par Sophia à l'ordre de Chikirou) et ses inévitables rebuffades chikiro-mélenchonniennes aux reporters de France 2. Quand l'émission arrive, avec ses longueurs et ses interviews masquées, c'est donc forcément déceptif. Seuls vrais scoops, pour moi : une épidémie de gale au Média, et le rôle de Chikirou dans la coulisse d'une émission de Quatennens sur BFM.
Pour ne pas réagir trop vite sur des extraits tronqués (chat échaudé...), j'ai donc attendu la diffusion pour en dire un mot. Je ne vous résume pas l'émission, vous pouvez la voir en replay, ou en lire les extraits dans les 624 enquêtes concomitantes de quasiment toute la presse française et mondiale (par exemple celle du Monde
). En substance, Sophia est ce qu'on appelle aujourd'hui une manageuse toxique, et elle s'est rempli les poches au Media
, et au cours de la campagne de Mélenchon en 2017, en faisant trimer des stagiaires (encore que nous avions alors établi que ses tarifs étaient "plutôt raisonnables"
). En qualité de femme du chef, elle est par ailleurs intouchable dans le mouvement.
A l'évidence, un coup est porté à LFI, en tous cas à sa direction, qui rappelle par exemple, toutes choses inégales par ailleurs, la météorite du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline impactant le PCF en 1956. Soudain, est écrit noir sur blanc ce que chacun savait sans vouloir le savoir, ou sans oser le dire. Manuel Bompard expliquant fièrement qu'il ne regardera pas l'émission, c'est l'équivalent insoumis de L'Huma
évoquant avec des pincettes, des années durant, "le rapport attribué au camarade Khrouchtchev"
.
Cette posture d'assiégés, "Ne croyons pas ce qu'ils disent, ils sont tous contre nous"
, préservera peut-être un certain noyau dur dans son adhésion inconditionnelle, mais la périphérie sera atteinte. Pour les sympathisants, dont je suis, ce type de dispositif constitue une sommation : choisis ton camp ! Entre une émission d'investigation du service public, et le mouvement qui a relevé le drapeau de la gauche dans l'abdication générale devant l'argent. Entre la vérité accablante et l'espoir, choisis ton camp, camarade !
Journaliste jusqu'au bout des ongles, et électeur de gauche depuis toujours, je suis coupé en deux. Bien propre, bien net, beau travail, rien à dire, deux moitiés irréconciliables, éthique de responsabilité contre éthique de conviction, je ne suis pas le seul, la déchirure intime ne date pas d'aujourd'hui. Aucune couture possible, encore que le numéro ébouriffant de Gérard Miller, dans le fauteuil rouge face à Tristan Waleckx, pouvait parvenir à le faire croire, mais je n'ai pas le talent de dissociation de Gérard Miller. Se dire journaliste les jours ouvrables jusqu'à 20 heures, et citoyen le reste du temps, il faudrait, mais ça ne marche pas. Alors ? Alors dire, dire tout ce qu'on sait, tout ce qui doit être dit, en souffrant de chaque mot prononcé.
Bien sûr que pour "faire mieux"
il faudrait dégager Chikirou, comme il faudrait dégager Quatennens, parce que nous sommes en 2023, parce qu'un mouvement ayant vocation à gouverner doit rompre avec l'enfermement groupusculaire (Miller encore), mais Mélenchon ne dégagera ni Quatennens ni Chikirou, pas d'autre solution donc que de dégager Mélenchon, ou d'attendre qu'il dégage. Recentre-toi sur ton blog, Jean-Luc, et considère tout ça de l'extérieur. Cela n'empêche pas de souffrir, mais cela offre le réconfort de l'écriture.