Ferry, Macron, Israël : l'auto-justification coloniale

Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Obsessions - 82 commentaires

C'est une perle comme il les adore, une énormité, un "traverser la rue", un "pognon de dingue" sur fond d'inauguration de la "Cité de la langue française", le 30 octobre, à Villers-Cotterêts. "Tous les grands écrits de la décolonisation n'ont-ils pas été dits, pensés, écrits en français ?" s'est exclamé Emmanuel Macron, au coeur d'un discours-pudding débordant "d'accent immortel de la langue française" "d'effort d'une sensibilité vers l'idéal", de "chant universel de la liberté", et autres cerises confites dans le pudding. Sans oublier les citations de grandezoeuvres qui vont bien, du "Traité de la tolérance" au "Dernier jour d'un condamné", hello Voltaire, salut Hugo.

Bronca et risée immédiate sur les réseaux. C'est vrai ça. Pourquoi les auteurs des "grands écrits" en question ne les ont-ils pas rédigés en serbo-croate ?   C'est bien connu, Amilcar Cabral écrivait en français avant d'écrire en portugais. Etc etc.

Mais le discours présidentiel est plus malin que la seule citation du Tweet.  En voici un extrait plus long.

Dans son éloge du français, langue de la décolonisation, le président n'évite pas l'écueil du rappel de la colonisation, ah non. Il reconnait, grand seigneur, que "la propagation du français s'est faite aussi par la contrainte. Son sacre s'est aussi fait contre ses valeurs". Mauvais point pour la sublime langue de Voltairugo. Mais ils sont malins, les colonisés. Obligés "par la contrainte" de causer français, que font-ils ? Ils s'emparent sauvagement du sublime outil, ce  jouet extraordinaire qui fait crac boum hue, et vite fait le retournent contre le colonisateur. Ce n'est pas Macron qui le dit, c'est l'un des plus malins de ces malins, Léopold Sédar Senghor, poète et président du Sénégal. "La langue française, cet outil merveilleux dans les décombres de la colonisation" cite Macron. Sans oublier la fournée des autres, "Césaire, Kateb Yacine, Mariama Bâ, Maryse Condé", qui ont "dissocié l'opprobre des colonies et la beauté du français"

Au total, c'est quand même la France qui leur a offert l'outil libérateur, dans le paquet-cadeau avec les écoles, les routes et les hôpitaux. En bambara, clairement, ça le faisait moins. Dites merci à maman, les enfants ! En dialecte Macron, cela donne :  "Mais la grande force de ceux auxquels on a imposé cette langue fut d'adopter ces valeurs, et de les y réinsuffler. Prendre à leur compte la langue des dominateurs, et la dominer à leur tour en la possédant. La retourner en outils d'émancipation. En choisissant pour langue de leur création artistique le français, ils abolissaient et continuaient d'abolir le rapport subi. Ils retournaient l'humiliation en fierté"

Je n'aurais sans doute pas réagi à cette partie du discours, si je ne sortais pas d'une plongée en apnée, pour Cinq têtes coupées, dans le discours colonial français de la fin du XIXe siècle. J'en ai encore la tête pleine.

Parmi mes découvertes, (j'en parle aussi dans cette émission du Média), la manière dont le premier colonisateur  se ment à lui-même en se donnant des alibis. Quand la conférence de Berlin, en 1885, partage l'Afrique entre les puissances européennes, elle ne procède pas au nom de la compétition entre nations. Cet argument ("si nous ne fonçons pas, ces fourbes d'Angliches nous prendront de vitesse") est certes exprimé par Jules Ferry, partisan à tout crin de la colonisation contre Clemenceau. Mais ce n'est pas l'argument-maître. La colonisation ne s'autojustifie pas seulement non plus au nom du bénéfice économique à en retirer, même si l'Europe exploitera à satiété l'ivoire et le caoutchouc africains. Et pas davantage au nom de la nécessité de récupérer quelques miettes du prestige perdu en 1870, au prix de quelques exploits militaires dans les sables, survendus à l'opinion.

Non. “Un noble pays comme la France ne pense pas qu’à gagner de l’argent, écrit encore le manuel d'Histoire Lavisse en 1920. En Indochine, la France a mis fin aux ravages de bandits venus de Chine (...) Dans l’Afrique occidentale, elle a fait cesser l’esclavage et mis fin aux massacres des petits rois pillards. Partout elle enseigne aux populations le travail. Elle s’efforce et s’efforcera de plus en plus d’instruire ses sujets et de les civiliser”.

Voilà. Si la France colonise, dans les années 1890, c'est au nom des Lumières et des droits de l'Homme, au nom des grands principes dont la République célèbre alors le centenaire, et plus précisément de la lutte contre l'esclavage. L'esclavage ? Oui, l'esclavage... intra-africain, contre lequel le cardinal Lavigerie, archevêque d'Alger, gloire nationale du moment, mène une "campagne inlassable" glorifiée par la presse de l'époque. Moyennant quoi dans la réalité la France, qui a officiellement aboli l'esclavage en 1848, le fera perdurer, allant parquer au fil de ses besoins et de ses conquêtes des esclaves africains, rebaptisés "captifs", dans des camps eux-mêmes ironiquement rebaptisés "villages de la liberté".

Avec ce discours, Macron renoue avec une pratique consubstantielle à la colonisation : l'auto-justification. Le colonisateur, et surtout le premier colonisateur, c'est à dire l'explorateur, le pionnier, le conquérant, ne se vit pas comme un spoliateur ou un exterminateur. Il s'affiche comme un émancipateur. 

Et peut-être se vit-il ainsi. C'est un mensonge qui n'est pas seulement de propagande cynique. Sans avoir été dans leur tête, je suis persuadé que pour beaucoup d'entre eux, les colons se mentent à eux-mêmes. Le colon se persuade qu'il désire et réalise effectivement le bien du colonisé. Le Kurtz du roman de Joseph Conrad Au coeur des ténèbres se ment à lui-même en s'auto-persuadant qu'il ne désire que le bien des sauvages, jusqu'qu moment fatal où sous le poids de la réalité de la domination, implose son mensonge intérieur, dans un cri du coeur  qui exprime sa sincérité ultime : "exterminez toutes ces brutes !"

Immergé ces jours-ci dans l'histoire de la colonisation israélienne, je découvre dans un excellent documentaire de ARTE (que je vous recommande) ce témoignage selon lequel les premiers colons juifs dans les territoires conquis par Israël en 1967 colonisent dans l'intérêt, bien entendu, des Palestiniens eux-mêmes.  "Les Palestiniens nous remercieront un jour, répétait à ses étudiants, selon un de ses proches, le rabbin Moshe Levinger, chef des premiers colons de Hebron. Nous faisons ça pour leur bien. Nous contribuons à la rédemption de la terre d'Israël. Et quand elle sera achevée, elle amènera la rédemption universelle, qui incluera aussi les Palestiniens. Ils réaliseront combien ils y ont contribué en permettant aux Juifs de s'installer parmi eux". La sincérité dont on peut créditer cet exemple type du désir de rationalisation qui habite tout primo-colonialiste, a fortiori un allumé religieux, peut-on en créditer aussi  le chef d'une ex-puissance coloniale, qui a tous les outils en main pour dresser un authentique bilan ?


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