Elkabbach, reporter de pouvoir
Daniel Schneidermann - - Obsessions - 66 commentaires
J'ai rencontré Jean-Pierre Elkabbach, disparu ce 3 octobre, une fois dans ma vie. Je viens de débuter la chronique de télé au Monde
, et il vient d'être nommé président de France Télévisions par accord de cohabitation Mitterrand / Balladur, il s'entend bien avec les deux. On doit être début 1994. Il me convoque dans une brasserie proche de chez lui, au Champ de Mars, beaux quartiers. Et ça donne : "bon votre petite chronique, là, très bien. Mais vous n'allez pas vous laisser enterrer vivant dans votre mausolée. Venez faire la télé avec nous !"
Je me souviens très bien de "mausolée"
. Je bafouille : la seule chose que j'aimerais faire à la télé c'est une émission critique sur la télé. Il est OK. Il est OK pour tout ce qu'on voudra. En allant payer les cafés, qui croise-t-on ? Raymond Barre, qui vient acheter ses cigarettes. Rires. Blagues. Embrassades des deux crocodiles. Sensation Musée Grévin. Je ne me souviens plus qui n'a pas donné suite. Sans doute les deux. Bref pour la création d'Arrêt sur images il a fallu attendre la création de La Cinquième, l'année suivante, et Jean-Marie Cavada.
S'il était seulement resté le génial reporter à nagra qu'il était sans doute à vingt-cinq ans Jean-Pierre Elkabbach aurait certainement été le meilleur de sa génération. Jouer des coudes, se faufiler, coller son micro floqué sous le nez des Grands de ce monde : Paul Larrouturou, de TF1, reporter de pouvoir d'aujourd'hui et peut-être Elkabbach de demain, a twitté, avec le commentaire "Quelle vie !"
un montage de photos extraites du livre de souvenirs du disparu. Cela donne ceci :
On voit mal la première, la revoici :
On remarquera que le jeune reporter n'ose tout de même pas flanquer son micro sous le nez du Général, comme le feraient aujourd'hui ses descendants de Quotidien
. Il est vrai que les hauts personnages en présence ne semblent pas bavards.
Je fais mon malin, mais je trouve touchant que Elkabbach ait choisi pour son livre cette photo, qu'il tire gloire de cet instant où il a joué des coudes pour enregistrer quelques secondes de small talk
. D'ailleurs personnellement, quand je publierai mes souvenirs ( "La mémoire des rives"
?) peut-être insérerai-je celle-ci, qui n'est pas spécialement plus glorieuse :
Quel sujet parfait pour inaugurer ce blog obsessionnel : sur ce site, l'intervieweur multi-casserolé Elkabbach (parcourir ici sa carrière, résumée par notre ami Guémart, Loris de son prénom) a longtemps été, pour sa connivence avec les pouvoirs, une de nos cibles préférées. Je pense que cette photo de Moscou 1966 permet de mieux comprendre le personnage. À force de les coller serré, il s'est fondu avec les présidents, tous les présidents, les en exercice, les en devenir, les anciens, les en fin de vie (jusqu'à laisser dire à Mitterrand, en 1994, que le statut des Juifs de Vichy ne visait que "les Juifs étrangers"
). Fondu enchaîné avec le pouvoir, au point de finir président lui-même, d'abord de France Télévisions, épisode traumatique qui se termina comme s'en souviennent les plus anciens, par le crash des voleurs de patates, puis de Public Sénat. A force de vouloir attirer tout ce qui brille...
A la nostalgie d'Elkabbach pour ce souvenir, fait aujourd'hui écho l'admiration de Larrouturou pour la carrière de son grand aîné. Accro du pouvoir, toxico du pouvoir et des hommes de pouvoir, grisé par les effluves du pouvoir, jamais assez proche, jamais assez fondu dans un court-circuit permanent, tel est le journalisme audiovisuel comme l'aime la Cinquième République, bruyamment pugnace et parfaitement incorporé.