Dehors les étrangers ! Retour sur l'année 38

Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Obsessions - 70 commentaires

Certaines des lois et des infrastructures qui vont permettre, à partir de 1940, les persécutions antisémites en France, ne datent pas du régime de Vichy. Une partie de cet arsenal législatif a été édifié, sous forme de décrets-lois, à partir de 1938, par le gouvernement du radical Edouard Daladier, soutenu par la Chambre du Front Populaire et où figuraient d'authentiques anti-nazis, comme Jean Zay et Georges Mandel. Je reproduis ci-dessous des extraits du chapitre "Dehors les étrangers", de mon livre "La guerre avant la guerre, quand la presse prépare au pire" (Seuil, 2022). Je laisse aux lecteurs le soin d'établir eux-mêmes les ressemblances et les différences.

"Dès son accession au pouvoir, la politique migratoire du “taureau du Vaucluse”, Edouard Daladier, est marquée par l’emprise politique des dictatures voisines, nazie et fasciste.

Sous couvert, officiellement, de préserver l'emploi des travailleurs français, l’objectif est de fermer les frontières aux réfugiés, juifs pour la plupart, qui frappent à la porte, en provenance d’Allemagne et (depuis l’Anschluss) d’Autriche. Bientôt, après la victoire de Franco, les mêmes restrictions s’appliqueront aux républicains espagnols.

Le 2 mai 1938, un décret-loi sur la police des étrangers, complété par celui du 12 novembre 1838, prévoit l’internement des « indésirables étrangers ». Il sera élargi, la guerre venue, par la loi du 18 novembre 1939 qui permettra l’internement “de tout individu, Français ou étranger, considéré comme dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique”, et qui permettra de jeter dans les camps, pêle-mêle, réfugiés politiques antinazis, et sympathisants hitlériens, avant que Vichy y parque les Juifs.

Début 1939, avec la prise de Barcelone par les franquistes, et l’afflux aux frontières des Pyrénées des réfugiés républicains, les camps d’internement français s’empliront aussi d’Espagnols en déroute. “La France, stipule un rapport au président de la République, ne veut plus chez elle d'étrangers «clandestins», d'hôtes irréguliers: ceux-ci devront dans le délai d'un mois fixé par le présent texte, s'être mis en règle avec la loi, ou s'ils préfèrent, avoir quitté notre sol». Le décret lui-même élargit à tout logeur professionnel ou bénévole l’obligation de déclarer qu’il héberge un étranger. Dans ces mesures infâmes, se sentent la pression de l’Action Française, ses campagnes contre la racaille étrangère, et la terreur des emportements hitlériens.

Désormais, Espagnols, Allemands et Autrichiens doivent non seulement présenter un passeport valide, mais un visa pour la France, délivré par les consulats français. En octobre, Tchèques et Italiens sont soumis à la même obligation. Le ministre de l’Intérieur recommande aux préfets “de multiplier les contrôles à l’occasion des foires, des marchés, des fêtes, des cérémonies ou réjouissances publiques, de les étendre utilement aux hôtels ayant une clientèle douteuse, aux grandes gares, etc”

En novembre 38, sur les étrangers, dans le même train de décrets-lois que la fin des 40 heures, sont instaurés la création de centres spéciaux de surveillance, une réglementation du mariage, une procédure rapide de déchéance de la nationalité, le droit de vote cinq ans seulement après la naturalisation, ou la création de brigades de gendarmerie frontière. Dans la presse, personne ne relèvera non plus. L’heure n’est plus à ces scrupules.

Il faut dire que les émigrés des pays sous la botte nazie, opposants politiques ou Juifs, sont en France au centre d’une campagne de presse depuis l’arrivée des nazis au pouvoir. De la presse ouvertement antisémite, bien entendu, mais pas seulement elle. La rhétorique anti-immigrés est constante, incrustée, et exploite des thèmes étonnamment modernes : d’accord pour une immigration “choisie” et non “subie”, d'éléments “désireux de s’assimiler au pays d’accueil”.

Dans le conservateur et modéré L’Echo de Paris, l’académicien Edmond Jaloux notait dès 1937 : “Parmi les réfugiés installés chez nous, les uns travaillent à la révolution universelle et veulent nous entrainer dans un cataclysme social (...) Les autres attisent auprès des nôtres la haine de leurs pays respectifs. Si nous voulons la paix, il n’est pas bon que tant d’Italiens, et surtout tant d’Allemands, expulsés ou en fuite, excitent sans cesse des groupes français contre leur propre patrie”.

La pire immigration est toujours la plus récente, forcément inassimilable. Cette “mauvaise” immigration, parce que récente, est opposée aux “bonnes” anciennes vagues. “C’est une chose que d’absorber les éléments pauvres et sains d’une race étrangère, c’en est une autre que d’hériter de familles déjà formées, aigries, irritables, chassées de chez elles le plus souvent par leur attitude politique et qui légueront de génération en génération l’écho de leurs querelles, de leur mécontentement forcené. Avec de pareils individus, on ne fera jamais de vrais Français”.

Traduit en langage économico-démographique dans Le Temps, cela donne : “Quantitativement, un pays aussi peu prolifique que le nôtre ne saurait s'accommoder d’un afflux d’étrangers qui réduirait par trop la proportion numérique des autochtones aux allogènes. Nous savons bien que notre dénatalité elle-même est un argument en faveur d’une politique de naturalisations sagement conçue et attentivement surveillée. Mais trop est trop. Car ce ne sont pas, hélas ! les élites de l’Europe qui affluent chez nous”.

Tous ces détails sont recensés aujourd’hui par des travaux d’historiens. Mais je n’en retrouve quasiment aucune trace dans la presse quotidienne de l’époque. La faute à la censure ? Nullement. Formellement, aucune censure politique. On est en République. La guerre est encore loin. Si aucun journal de gauche ne consacre ses manchettes aux restrictions à l’accueil des étrangers, il faut bien admettre qu’ils s’en fichent, et regardent ailleurs. Rien n’est plus facile à la presse que de regarder ailleurs. L’insensibilité au sort des réfugiés est générale.

Même Ce Soir, le journal d’Aragon ? Oui. Ces durcissements de la politique de l’asile passent sous le radar de Ce Soir, comme de l’ensemble de la presse. Le 3 mai 1938, le journal d’Aragon ne se soucie pas de ces restrictions au droit des étrangers. En pages intérieures, si l’article évoque la création d’une carte de chemins de fer offrant d’importantes réductions aux touristes étrangers, pas un mot sur les "autres” étrangers, les réfugiés aux maigres baluchons, transitant en espadrilles par les Alpes et les Pyrénées.

Ce silence est d’autant plus remarquable que la plupart des autres quotidiens font -discrètement- mention des dispositions sur les “étrangers” (aucun journal ne parle jamais de Juifs), Paris-Soir notant par exemple l’instauration d’un contrôle “efficace mais souple, de manière à ne pas entraver le tourisme”. Même L’Huma, journal frère, y consacre quelques lignes, regrettant que les mesures s’en prennent “aux plus pauvres des étrangers”



Deux ans plus tard, en 1940,
les deux statuts des Juifs promulgués par Vichy, compléteront bien entendu de manière décisive cet arsenal législatif. A relire aujourd'hui ce chapitre, la plus notable différence entre ces décrets-lois et la loi immigration adoptée par l'Assemblée le 19 décembre, concerne sa médiatisation. En 1938, le silence médiatique sur ces décrets-lois xénophobes est absolu, même dans la presse communiste. La voie législative choisie par le gouvernement aujourd'hui a manifestement interdit cette occultation.

Pour plus de détails, on peut lire aussi l'article "La fabrique des clandestins en France", de Riadh Ben Khalifa, sur Cairn.info. Pour mémoire, en 2018, j'avais aussi consacré une série de vidéos à"l'année terrible 1938 dans la presse".


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