Christophe Deloire, chez les amis "d'Eric"

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 53 commentaires

Disons d'abord d'où l'on parle. D'un point de vue radical : les médias de Bolloré doivent être empêchés de nuire. Il faut pour cela ne se laisser arrêter par aucun des arguments spécieux qu'ils ne vont pas manquer de tympanniser, à la suite de la décision du Conseil d'Etat du 13 février. Ni leur chantage à la "liberté d'expression" et au "pluralisme", valeurs dont eux-mêmes se soucient comme du premier procès-bâillon de Vincent Bolloré. Ni la mobilisation, qu'ils orchestreront, de leur public  indigné. Ni leurs lancinants "pourquoi seulement nous ? Les autres ne valent pas mieux". Les médias de Bolloré, c'est vrai, ne sont pas les seuls médias, publics ou privés, à passer l'information à travers un filtre politique. Mais ailleurs que chez Bolloré, cet agenda politique se panache avec les exigences, les pratiques professionnelles, la pluralité de la rédaction. 

Rien de tel dans le groupe Bolloré, où deux sociétés de journalistes de Match et du JDDviennent d'ailleurs de se saborder. Ils constituent un cas à part. C'est pour les empêcher de nuire que Reporters sans Frontières, après avoir en vain saisi l'autorité dite de régulation ARCOM, a saisi le Conseil d'Etat, afin que ce dernier aiguillonne l'ARCOM. Chose faite. Dans une décision du 13 février, le Conseil d'Etat, première juridiction administrative, somme l'ARCOM de comptabiliser dans les temps de parole politiques, non seulement les invités politiques, mais les "chroniqueurs, animateurs, et invités". Révolution.

Et émeute unanime, en forme de CQFD, sur tous les plateaux, studios, dans tous les journaux Bolloré. Coup de théâtre : mardi soir, Pascal Praud annonce en direct que le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, se propose de venir le lendemain débattre en plateau. Marché conclu, et ce mercredi matin, après le bulletin d'information de 9 heures -qui se termine par un fraternel salut aux catholiques en ce premier jour du carême- voici Deloire dans l'arène de L'Heure des pros.

Insultes, interruptions, provocations : évidemment, c'est un lynchage. Avec des cogneurs (Praud, plus caricatural encore que sa parodie par Malik Benthala, et Naulleau) et une infirmière de la Croix Rouge, Charlotte d'Ornellas, faisant mine de tenter un vrai dialogue, avec de vrais arguments. 


Le lynchage est d'une telle violence, qu'il est même inutile, ici, de le scripter. L'écrit serait impuissant à rendre sa fureur. Deloire est-il venu en connaissance de cause pour se faire lyncher ? Simplement pour démontrer, par le sacrifice de sa personne, que le dispositif CNews n'est capable que de lynchage ? Peu importe, dans l'immédiat la démonstration est faite : oui, ce dispositif est incapable de pluralisme. 

Il est vrai que Deloire lui-même s'est montré incapable (ou a refusé) de dégainer vraiment, et de nommer l'éléphant dans la pièce : si CNews mérite un traitement à part, c'est pour les raisons mentionnées plus haut, et parce que ce fut, et c'est encore, la chaîne de Eric Zemmour, condamné pour incitation à la haine.

Un mot échappé à Praud, la veille, dans une première émission consacrée au sujet, suffirait d'ailleurs à résumer l'imposture des protestations de pluralisme de la fine équipe. "Personne ne veut débattre avec Eric" lâchait Praud à propos d'Eric Zemmour (à partir de 25'38"). "Il est plus fort qu'eux". "Eric" : tout est dit. Deloire n'est pas venu sur une chaîne, mais dans le club des collègues et amis d'Éric, face à son pote Éric (Naulleau).

Tout au long de cette heure de souffrance, Deloire a fait "comme si" on pouvait vraiment jouer le jeu du "débat" face à un animateur qui le bombarde de sommations : "répondez à ma question !" Mais non, on ne peut pas. Peut-être aurait-il pu tenter, frontalement, quelque chose comme : " je ne suis pas venu ici répondre à vos questions, Pascal Praud. Je suis venu parler à votre public en vertu d'une décision judiciaire, ce n'est pas la même chose. Je suis venu lui dire des choses qu'il ne sait peut-être pas, parce que vous ne le lui dites jamais". Par exemple, que selon le journal L'informé, une analyse de quatre chercheurs (Julia Cagé, Moritz Hengel, Nicolas Hervé, Camille Urvoy) évalue que, parmi les invités non politiques de CNews, l’extrême droite accapare 40% du temps de parole, contre 17% pour l’ensemble des chaînes. Et que le temps de parole des intervenants non politiques classés à l’extrême-droite est passé de 8% à 24 % après la prise de contrôle de la chaîne par Vincent Bolloré.

"Surtout, aurait pu conclure Christophe Deloire, remerciez-moi !  Je suis venu préfigurer ce qui se passera quand vous serez obligé de laisser parler des intervenants qui ne pensent pas comme vous. Ils ne viendront pas pour vous. Ils ne viendront pas pour répondre à vos questions policières. Ils viendront s'adresser aux citoyens. Je suis conscient que vous allez avoir du mal à vous y faire. C'est pourquoi, si vous m'accordez cinq minutes de temps de parole sans m'interrompre je consentirai ensuite à répondre à ce que vous appelez des questions. On tope ?"

Cela dit, on souhaite bonne chance aux futurs invités et chroniqueurs de gauche, qui seront invités à venir rééquilibrer les plateaux de CNews. Bonne chance aussi aux vigilants de l'ARCOM, chargés de les étiqueter politiquement, ainsi que d'effectuer le même comptage sur les autres médias audiovisuels. Car la nouvelle interprétation de la loi est, à l'évidence, amenée à s'étendre aux autres télévisions, et aux radios. L'ARCOM va pouvoir embaucher. A moins que l'intelligence artificielle...

Mise à jour, 15 février. Contrairement à ce qu'indiquait la version initiale de cette chronique, c'est dans une émission de la veille, que Pascal Praud avait évoqué "Eric" à propos d'Eric Zemmour (à partir de 25'38"). Trop de visionnage nuit au visionnage ! Un paragraphe de la chronique a donc été précisé. DS.



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