Campagne : retour dans le cauchemar
Daniel Schneidermann - - Obsessions - 150 commentaires
Pourquoi le cacher ? Nous vivons dans la hantise d'une affaire papy Voise, ce vieillard sauvagement agressé à la veille de la présidentielle de 2002. Son visage tuméfié, sa voix tremblante, ses sanglots sur toutes les chaînes, avaient contribué à mener Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle. Et nombreux sont ceux qui attendent, ou tremblent, de la survenue d'un atroce fait-divers, "Le fait-divers de trop"
avait titré Match
, dans la dernière ligne droite d'une élection, qui viendrait sidérer l'électorat, le dépouiller de ses derniers lambeaux de raison raisonnante, et le jeter éperdu dans les bras de ceux qui promettent des policiers et des gendarmes innombrables, des juges implacables, des bateaux, des charters, et des milliers de places de prison.
Survient à Courbevoie (92) le viol atroce, à caractère antisémite, d'une fillette de douze ans, par trois préadolescents du même âge. Immédiatement pleuvent les réactions politiques d'horreur et de condamnation. Accusé rituellement chaque jour, du matin au soir, sur toutes les antennes, d'antisémitisme, Mélenchon condamne aussi vite que les autres. Croit-on que cela suffit ? Non. Ici, on lui reproche le fait même de sa condamnation : comment ose-t-il, puisque c'est lui, en tant qu'Antisémite en chef, le responsable ultime du crime ? Là, on pointe ses termes : pourquoi a-t-il dit "racisme antisémite"
, plutôt que "antisémitisme"
? Et pourquoi le terme n'arrive-t-il qu'à la troisième ligne ? C'est louche. Que cache-t-il ? s'interrogent les spécialistes autoproclamés du "dogwhistle". La polémiste du Figaro
et des chaines Bolloré Eugénie Bastié lui reproche de ne pas "nommer clairement les choses"
. Sait-elle seulement lire ?
Je vois en ce moment resurgir sur les réseaux le conseil de lire d'urgence mon livre Berlin 1933
(Seuil, 2018). Mais c'est aussi un autre de mes livres, que j'ai l'impression de revivre. Le cauchemar médiatique
(Denoël, 2003), qui décrivait la mécanique infernale de l'emballement médiatique. Comment une rumeur, un fantasme, une calomnie -on ne parlait pas encore de fake news- repris en polyphonie par des politiques, des citoyens, des journalistes, toutes sources apparemment distinctes, s'auto-nourrit pour finalement cristalliser et acquérir un statut de vérité irréfutable.
A une douzaine de jours du premier tour, il faut bien reconnaître que cet emballement "LFI antisémite"
a pris. D'autant que les alliés de circonstance du Nouveau Front Populaire (ainsi Roussel, l'autre soir, sur BFM) ont renoncé à le défendre contre ces accusations. Plus personne, sur les plateaux, ne prend le temps et la peine de rappeler que pas une seule poursuite, pas une seule, n'a été engagée à ce jour contre un militant ou dirigeant de LFI sur le terrain de l'antisémitisme. Pas l'énergie. Bataille perdue. Terrain abandonné. Waterloo.
Que s'est-il passé ? Je rappelais dans Le cauchemar médiatique
que l'emballement-type développe le plus souvent ses délires sur une base factuelle exacte, si mince soit-elle. Si l'image -fausse- du Mélenchon antisémite a prospéré sans rencontrer aucune résistance, c'est sans doute que s'est imposée, parallèlement, l'image -vraie- d'un Mélenchon brutal. Deux ans de brutalisation des débats parlementaires, et quelques mois d'insupportables insultes contre les partenaires de la gauche pendant la campagne européenne, ont découragé nombre de "modérés", naguère séduits par son art oratoire, par sa stratégie politique, de le défendre contre d'infâmes accusations. LFI a beau rappeler en riposte la brutalité bien réelle du pouvoir macronien, qui a imposé une réforme des retraite par une sorte de viol de l'Assemblée, l'image est restée des Insoumis braillards dans l'hémicycle, face au RN encravaté. Malgré la signature de l'accord pour le nouveau Front Populaire : l'électeur a davantage de mémoire que le dirigeant.
La purge
D'autant qu'à cette image de brutalité, est venue tout récemment se superposer une impression de fourberie et de dissimulation, à propos de la purge de Garrido-Corbière et consorts. Là encore, LFI a beau arguer -à juste titre- d'un impératif de renouvellement de la représentation parlementaire, et de la qualité de certains candidats investis, l'évidence de la purge crève les yeux. Si Mélenchon est capable d'un aussi vicieux coup fourré politicien, sans même avoir le courage de l'annoncer les yeux dans les yeux aux victimes, pourquoi n'aurait-il pas eu, ces deux dernières années, un agenda caché ?
Et court sur les plateaux, et s'infiltre dans certains esprits parmi les plus sains, les mieux immunisés contre le complotisme, la conviction que la direction de LFI, en réalité, souhaite profondément perdre les législatives -comme Bardella, d'ailleurs, dans le camp d'en face. Moi qui vous parle, on m'a chuchoté ça dans le creux de l'oreille, sur le mode du "je ne voulais pas le croire, mais..."
Et l'identité des chuchoteurs vous surprendrait...Bref, Mélenchon fait peur, d'autant plus peur...qu'il fait peur. Même plus besoin de développer, d'argumenter. L'évidence nourrit l'évidence. Et tout aussi naturellement, l'argument du barrage se retourne. Ce n'est plus au RN qu'il faut faire barrage, répètent les journalistes qui répètent ce que dit Serge Klarsfeld. C'est à Mélenchon.
Comme dans tout phénomène d'emballement, s'effondre alors la distinction entre manipulé et manipulateur. Le manipulateur croit à sa manipulation. Sans être dans le secret de l'âme de Ruth Elkrief, je suis persuadé qu'elle croit vraiment qu'en cas de victoire du nouveau Front Populaire, des pogroms pourraient vraiment
menacer les Juifs de France. Peut-être même croit-elle sincèrement que le spectacle quotidien des exactions de l'état voyou israélien n'est pour rien dans la haine anti-israélienne, à l'origine de la flambée actuelle des agressions antisémites. Et Serge Klarsfeld ? Quel serait son intérêt personnel d'apparaître, après sa magnifique trajectoire, comme l'idiot utile du RN, en assurant que "le RN a compris que les Juifs sont un facteur de prospérité et de progrès"
? ? Il y croit. Il croit que le RN est vraiment un parti protecteur des Juifs. A propos : Le cauchemar médiatique
s'ouvrait, naturellement, sur l'affaire Papy Voise.