Bolloré à l'Assemblée : j'aurais voulu être humoriste...

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 58 commentaires

L'avantage quand on est Attila, ou Staline par exemple, que l'on a solidement assis son empire sur la terreur, c'est que l'on peut ensuite, parvenu au sommet, détacher cette terreur de sa personne, la laisser faire le boulot toute seule, jouer au débonnaire, enchainer les blagounettes. Too big to fail : plus rien n'a véritablement d'enjeu. Chaque blague du milliardaire est gagée sur la terreur, comme toute monnaie est gagée sur l'or. C'est le poids de la terreur, qui donne leur saveur particulière aux blagues de celui, ça crève soudain les yeux, qui aurait tant voulu être humoriste.

De sa réputation "d'Attila", Vincent Bolloré s'amuse avec les députés de la commission parlementaire sur l'attribution, le contenu et le contrôle des fréquences de la TNT. A la différence de sa calamiteuse précédente audition su Sénat, Vincent Bolloré ne joue pas à domicile, mais qu'importe, il joue avec les questions -souvent hors-sujet- des députés comme avec des baballes. Il tartine longuement les débuts de son épopée, comment il a négocié pour la papeterie familiale le grand virage du papier carbone (tués par les photocopieuses) vers les sachets à thé ("qui résistent à la traction de  la cuiller et à l'eau bouillante"). Et aujourd'hui, donc, les médias, "c'est pour ça que je suis ici, je crois". Sa réputation d'Attila, sa paresse d'ancien dandy, ses actionnaires (dont "Alberto", restaurateur italien "qui travaille avec des amis siciliens, de six heures du matin à huit heures du soir"), ses non-consignes, son non-rôle dans la conduite de cette entreprise de 80 000 personnes : tout fait blague.

Les licenciements, les épurations, les mises au pas, il n'y est pour rien, il ne connait pas, il n'a jamais croisé aucun des noms que l'on lui cite, ni le journaliste sportif Stéphane Guy ("vous pouvez me rappeler qui c'est ?"), ni l'investigateur Jean-Baptiste Rivoire, ni tout récemment l'éditrice Isabelle Saporta (croisée dans une église, "et dans une église, moi je suis en présence du Christ"), trois des nombreux cadavres éparpillés sur la route de sa croisade.

Une journée ordinaire. Alors qu'il s'amuse à se dépeindre en paresseux sans cesse contrarié, sa belle machine tourne toute seule. Au même moment, Cnews monte la petite mayonnaise quotidienne des maléfices du wokisme, aujourd'hui à Sciences po, avec le concours de la nouvelle recrue maison, la"politiste" Chloé Morin (éditée, le monde est petit, par l'éditrice Saporta). On apprend dans Le Monde que le compagnon de la politiste, par ailleurs journaliste du service public, Jean-François Achilli (le monde est décidément petit) a prêté la main au livre que publiera Jordan Bardella quand il aura triomphé aux élections. " C'est ma vie professionnelle personnelle" répond au Monde le journaliste démasqué. Tout se met en place, harmonieusement, selon les voeux du paresseux.

Une "vie professionnelle personnelle". C'est exactement ça. Vincent Bolloré est catholique, c'est sa vie personnelle. Il considère, dans sa vie personnelle, l'avortement comme une question où "deux libertés se heurtent", dont "celle des enfants à vivre". Il garde le souvenir douloureux d'avoir "laissé faire" l'avortement d'une ex-compagne, et "il n'y a pas un jour où je ne pense pas à cette vie que j'ai contribué à supprimer". Comment cette conviction, celle blessure "personnelles" se traduisent-elles dans l'émission de CNews En quête d'esprit, par une statistique dans laquelle l'avortement est assimilé au meurtre ? Mystère de l'incarnation.

Alternent ainsi séquences humour et séquences émotion. Sans doute bavarde-t-il exactement de la même manière sur sa "vie professionnelle personnelle" avec son état-major, ses hommes de main, son carré de fidèles surpayés, ceux qui ensuite en son nom, précédant des ordres en bonne et dûe forme -à quoi bon des ordres ?-, écrasent dans l'oeuf les rebellions, signent les chèques du silence, traduisent ses obsessions en couvertures de magazines, en campagnes de haine, en saintes émissions dominicales. Ce n'est peut-être que cela, la terreur, un papotage qui n'en finit jamais.

A un moment, pourtant, le blagueur perd son humour. Pour démentir toute sympathie catho tradi il se décrit comme "démocrate chrétien" (ce n'est pas du tout la même chose). Et "si je ne crois pas à quelque chose, je ne vais pas le mettre dans mes antennes". Catastrophe ! Lui qui vient de jurer n'être jamais pour rien dans rien ! C'est LA phrase qu'il ne fallait pas prononcer, qui lui a échappé, et qui lui colle comme un scotch pour toute la fin de l'audition. Lapsus d'orgueil. Ce sera pour la prochaine confession.


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