Blue Sky, une alternative ?
Daniel Schneidermann - - Alternatives - Obsessions - 106 commentaires
Ciao Twitter ! J'ai ouvert mon compte personnel sur le réseau Blue Sky. Il est là. Je vous y attends. Première impression : ça gazouille dans l'allégresse, comme gazouillait l'oiseau bleu il y a quinze ans. Si vous voulez retrouver mes analyses sur un coin de comptoir, mes humeurs changeantes, mes blagounettes parfois obscures, et mes alertes au fascisme qui monte, vous avez l'adresse.
Pourquoi m'infliger la violence de rompre mon addiction à Twitter, devenu X ? Et pourquoi seulement maintenant, alors qu'il est clair depuis son rachat que Elon Musk, sous couvert de liberté d'expression absolue, a transformé Twitter en canon à insultes, mensonges et calomnies ?
Simplement, parce qu'à partir du 20 janvier prochain, Elon Musk disposera, en plus de sa considérable fortune, et dans un attelage dystopique avec Donald Trump, des leviers de l'état fédéral américain. Et ce pouvoir représentera, de manière inédite dans le système politique étazunien, une menace pour tous les contre-pouvoirs. Trump n'a nullement caché qu'il tendrait de toutes ses forces vers le régime autoritaire, voire la dictature. Les Américains sont prévenus, comme les Allemands étaient prévenus que les nazis, ayant conquis légalement le pouvoir, ne le rendraient jamais. Ainsi prévenus, les uns et les autres ont voté. Dans ce nouveau monde proprement inimaginable, la toxicité de Musk, "révolutionnaire" squattant la Maison Blanche, destructeur de l'Etat niché au coeur de l'Etat, ne connaîtra aucune limite légale.
Dans ces conditions, rester sur le réseau, en étant menacé par son algorithme et son absence de modération, de constituer une cible à trolls, ressemblera de plus en plus à une participation au le plateau de Pascal Praud pour un invité non bolloréen : se vouloir chair à saucisse, punching ball à haters. En outre (et surtout), rien ne garantira les minoritaires et les mal-pensants contre les diverses rétorsions possibles dont, par exemple, les suppressions arbitraires de comptes.
Pourquoi y être resté si longtemps, malgré les alertes et les injonctions ? Parce que tout simplement, notre mission ici -pour rappel, la déconstruction des récits médiatiques majoritaires et influents- nous impose une familiarité quotidienne et ambigue avec cette toxicité, qui est notre objet adoré / détesté. Je me suis laissé aspirer par Twitter comme je me colle régulièrement devant Praud ou Hanouna, en mode infiltration, caméra de surveillance, webcam. Vient simplement un moment où des clignotants s'allument, qui te signalent que l'infiltration vire à la complicité.
Sur les décombres anticipés de Twitter, deux successeurs concurrents se présentent sur le marché : Blue Sky, ou Mastodon (je ne cite pas le Threads de Zuckerberg, dont plus personne ne parle). Passé quelques jours de sidération après l'élection du "ticket" Trump-Musk, la "communauté Mastodon" n'a pas manqué d'attaquer le concurrent Blue Sky en plein état de grâce, sur le thème de l'impureté de son actionnariat (lire ici l'attaque portée par l'ami David Dufresne, commissaire divisionnaire de la chaîne Au Poste
). A cette agression fratricide de la bande à Mastodon, la bande à Blue Sky a riposté, par exemple ici, en assurant que la structure décentralisée du réseau le prémunissait de toute tentation liberticide ou mercantile de ses actionnaires.
Personnellement, je suis agnostique, et m'efforcerai de rester à l'écart de la rixe, si elle devait éclater. Il y a quelque temps, en simple observateur, j'ai testé Mastodon, et m'y suis rapidement senti perdu sur un îlot désertique au sein d'un vaste archipel. Disons que dans le rapport simplicité d'utilisation / crapulerie de l'actionnariat, ma balance personnelle, comme celle de l'excellent média écolo Bon Pote, penche plutôt pour Blue Sky, réseau décentralisé mais fédérateur de centres d'intérêt différents. D'autant que je n'ai jamais pris la Silicon Valley pour un repaire de philanthropes obsédés du service client (pour info, je suis depuis trois semaines interdit d'accès à mon propre compte Instagram, sous couvert de "protection avancée"
, sans aucune voie de recours).
Mais Twitter, pour nous, n'est pas seulement un terrain d'observation. C'est aussi une fenêtre de diffusion et de promotion gratuites, pour un vaste public, de nos articles et de nos émissions, terrain d'autant plus indispensable si nous souhaitons exister dans la conversation publique, que les médias majoritaires continuent comme au premier jour de nous ignorer superbement. Alors oui, dans le transfert, j'ai perdu des abonnés. Même si Blue Sky vient de passer le cap des 20 millions d'utilisateurs, il reste encore très éloigné des 400 millions d'abonnés de Twitter. Personnellement, de près de 90 000 abonnés sur X, j'ai dégringolé à 2500 sur Blue Sky. On n'y renonce pas le coeur léger.
Pour toutes ces raisons, je ne vais donc pas clôturer mon compte X immédiatement. J'y posterai simplement moins, et j'y inciterai mes abonné.e.s à la même migration. Car le défi Blue Sky ne réussira que si nous formons une masse critique suffisante pour nous nourrir les uns les autres d'informations, de rires, de complicités, de rencontres...et de différences.
Préparons-nous au déluge de mauvaise foi : du côté de chez Musk, on nous reprochera de "fuir le débat". On entonnera, comme les grandes orgues bolloréennes, l'air du "pluralisme" et de "la liberté d'expression". Mais de quel débat parle-t-on, quand non seulement on ne s'accorde ni sur les faits, ni sur les mots pour les décrire ?
Dans le nouveau monde qui se profile, les vestiges de l'ancien monde qui s'accrochent à une information honnête et à des débats respectueux vont devoir se recréer des médias. Se recentrer sur des agoras "safe places", en les rendant le plus ouvertes et accueillantes possibles. Tout le monde n'ira pa du même pas. Ainsi Mélenchon (dont je déniche la citation sur X, et pas sur Blue Sky), interrogé sur le sujet, explique que "si on doit supprimer les sites marqués par la désinformation, on peut supprimer la moitié de la télé publique, et les trois quarts de la télé privée"
. Certes. Mais l'alternative n'est pas seulement entre deux enfers. Entre les deux, il y a désormais Blue Sky. Et toujours, bien sûr, la presse indépendante !