Mais où est donc la cible de Ebdo ?

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 83 commentaires

Au deuxième numéro, le mystère s'accrut : mais quelle est donc la cible visée par Ebdo, le nouveau journal de Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria (que nous recevions ici) ? Qui sont donc les lecteurs et lectrices visé.e.s par cet OVNI de la presse ?

Au deuxième numéro, le mystère s'accrut : mais quelle est donc la cible visée par Ebdo, le nouveau journal de Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria (que nous recevions ici) ? Qui sont donc les lecteurs et lectrices visé.e.s par cet OVNI de la presse ?

Ruse d'enquêteur, j'ai attaqué le magazine par la fin, à quoi nous incite la double couverture. Bonne pioche ! L'enquête s'oriente d'abord facilement vers un public concerné par la lecture d'histoires à leurs enfants pour les endormir, donc de jeunes parents. Avant, on n'est pas intéressés par l'histoire de la louve aux cheveux de feu. Après, hélas, on ne lit plus d'histoires à ses enfants.  Globalement, donc, les 30-50, ce qui fait tout de même du monde. Confirmant cette première intuition, le rédacteur en chef Nicolas Delesalle raconte dans sa chronique sa séance ciné Pixar avec ses filles. Manière de se situer lui-même comme père de famille, et père de jeunes enfants. Trop facile, l'enquête.

vitelotte et tape à l'oeil

Ces jeunes parents seront de préférence équipés d'un jardin ("racines nues, la bonne affaire de la saison"), et ouverts aux expériences culinaires hardies : la première semaine, les palourdes au curry vert (pour rappel, la palourde coûte environ 25 euros le kilo : le filet se resserre encore). Dès la semaine suivante, le budget semble se réduire avec une soupe aux patates. Mais ce n'est qu'une impression. Car l'ebdogourmet ne cuisine pas n'importe quelles patates : l'ebdogourmet cuisine la vitelotte. D'un intérêt gustatif limité selon les plus éminents spécialistes, la vitelotte présente pour principale caractéristique sa couleur noire, et la propriété de colorer la soupe d'une impressionnante teinte violette.  Comme quoi l'ebdogourmet n'est pas ennemi de tout tape-à-l'oeil (accessoirement, la vitelotte, selon une rapide enquête en ligne, se négocie à trois euros le kilo, quand une variété acceptable de pomme de terre se dégote au tiers de ce prix).

A noter que les efforts de déco investis dans la soupe seront déduits de l'investissement dans le mobilier. Conscient de l'effort financier culinaire demandé à ses lecteurs, Ebdo leur propose à la page suivante de confectionner une table basse avec une palette de récupération ("un trottoir.Une palette. Votre oeil s'arrête. Vous vous dites "J'en ferais bien quelque chose". Mais quoi "?) A noter encore que la palette de l'ebdodécorateur, qui finira en table basse à roulettes, comportera tout de même un compartiment glaçons où mettre le champagne au frais, quand il recevra les envoyés spéciaux du magazine.

allergie au conflit

De jeunes parents, donc, à pouvoir d'achat confortable, mais radinant sur le mobilier. Ecolos, alors ? Oui, mais écolos non revendicatifs. Arrivons à la première partie du journal : ce qui caractérise d'abord Ebdo, c'est ce qu'on n'y trouve pas. Et d'abord, tout ce qui ressemble à un conflit, notamment un conflit social. 

Le dossier de couverture "Le patron c'est nous, ils réinventent le travail", en apparence parfaitement raccord avec la table basse-palette autour du thème général "autrement", s'ouvre par exemple étonnamment par un article sur...Michelin, qui a "pris la décision historique de s'orienter vers un modèle d'organisation nouveau : la responsabilisation". Kesako ? On ne le saura pas vraiment. Tout juste apprend-on que certes "les managers existent toujours", mais qu' "ils deviennent moins des représentants de la hiérarchie que des aides au développement des personnes".

Qu'en pensent les salariés ainsi "responsabilisés" ? La rapide "enquête" ne le dit pas, qui n'interroge sur la décision historique de Michelin que "un membre de la direction", et deux profs d'écoles de commerce (ESCP et ESSEC). Pas un seul point de vue de syndicaliste.

le postulat du bon esprit

Déclinaison de cette allergie : une rigoureuse absence de toute polémique, ou même de tout mauvais esprit. A Ebdo, on a bon esprit, c'est un postulat. Un article est par exemple consacré à l'obsolescence programmée des Iphones. Pas un mot sur la récente polémique qui a pourtant agité le petit monde des fans d'Apple, sur l'opportunité (ou non) d'effectuer les mises à jour préconisées par Apple. De même, dans l'article très pédago-pratique consacré au nouveau système de sélection à l'université, pas un mot sur les critiques dont il est l'objet.

Cette allergie serait un choix parfaitement défendable. Soyons honnête : cette injonction voltairienne à cultiver son jardin est d'abord reposante. Pas un mot dans Ebdo sur les tapageuses querelles multiformes autour de l'Islam et de la laïcité. Pas un mot sur les faux débats qui infestent les réseaux sociaux et les chaînes d'info continue (et par ricochet nous aussi, ici, on peut bien l'avouer). Sous réserve de relecture attentive, les noms de Valls, Le Pen, Mélenchon, Macron, Garrido, Jéremstar, Finkielkraut, Onfray, Elkrief, et toutes les autres vedettes de l'actualité, ne figurent pas dans les pages de l'hebdo.

allergie à l'actualité

Mais plus largement, Ebdo semble aussi allergique à l'actualité elle-même, confondue avec ses polémiques. L'article sur l'après Weinstein s'ouvre sur ce chapeau : "la parole des femmes est souvent mise en doute, aujourd'hui comme hier". Comme si le titreur de Ebdo n'avait rien lu, rien vu, depuis trois mois, des prolongements de la révolution #metoo. Une double page est consacrée aux graffiti sexuels des toilettes. OK. Mais pourquoi cette semaine, et pas la semaine prochaine, ou l'année prochaine ? Si toute actualité est présumée sale et corruptrice, pourquoi se soumettre à son rythme infernal en faisant un hebdomadaire ? Pourquoi pas encore un trimestriel, ou un almanach ?

Bref, selon l'humeur et le degré de bienveillance, on pourra voir dans Ebdo le désir de se faire une place sur un créneau où ne subsistaient plus que Rustica, et Les veillées des chaumières (qui le savait ? Le magazine existe encore !), ou une entreprise prenant acte du recentrage des mobilisations sur la vie quotidienne. Au choix. 

Reste qu'il y a quelque chose de rafraichissant, dans cette énigme autour de la cible visée. Pour les hebdos concurrents farcis de pub, le choix de cible est dicté par la régie publicitaire, les journalistes mettant ensuite ce choix en musique avec les interviews et les enquêtes adéquates. Le faseillement initial de la ligne de Ebdo trahit au contraire un chemin de fer dicté par les pures intuitions pifométriques contradictoires de ses fondateurs, intuitions que l'on sent inspirées, non par leurs curiosités et leur vie personnelle (ni Beccaria ni Saint-Ex n'ont plus l'âge de lire des histoires à leurs enfants) mais par leurs multiples rencontres de terrain avec le public de XXI, et de leurs autres publications. Autrement dit, le geste est peut-être alambiqué, mais sincère. S'ils ne font pas le journal qui leur fait personnellement plaisir (aucune trace de plaisir dans Ebdo, qui respire plutôt la mortification vertueuse), ils font au moins le journal qui fait plaisir à l'idée qu'ils se font de leur capacité à dénicher une cible endormie, comme la princesse des contes, qu'on raconte aux enfants pour les endormir. Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'existe pas.

Lire sur arretsurimages.net.