Trump réélu : à quoi servent les journalistes ?

Pauline Bock - - Les énervé·es - 96 commentaires

Jour sombre pour la démocratie, pour la liberté de la presse, pour les droits humains, pour les femmes, les migrant·es, le monde entier : Donald Trump vient d'être réélu président des États-Unis. Et que font les médias ? Ils saluent son retour "spectaculaire", son "talent" et son "instinct politique hors pair". Ô rage, ô désespoir.

"À quoi on sert, exactement ?" s'est-on demandé, ce matin, en conférence de rédaction, à Arrêt sur images. La question est rhétorique : on sait qu'au fond, on sert à questionner les récits médiatiques, à les critiquer et à s'y opposer, vertement si nécessaire. Mais il y a des jours où c'est plus difficile que d'autres. Aujourd'hui, par exemple, quand, en ouvrant un œil vers 7 heures du matin, on apprend l'avalanche des "swing states" aux États-Unis ayant voté pour Donald Trump. Avalanche ayant rapidement mené, alors qu'on buvait notre premier café, en revendication de victoire de l'ancien président. Qui le sera donc, à nouveau, dès le 20 janvier.

L'élection présidentielle était peut-être déjà pliée le 13 juillet, lorsque Trump a levé le poing face aux caméras, une seconde après avoir échappé à la première des deux (!) tentatives d'assassinat le visant durant la campagne. "Quelle image !", se sont dits les journaux et les télés, en s'empressant de la publier, de la commenter, et, ce faisant, de relayer le récit trumpiste, comme si 2016 n'avait pas existé - comme si nous n'avions pas déjà vécu ce moment. "Dieu m'a sauvé la vie pour une raison !" a clamé Trump ce matin en revendiquant sa victoire. "Il m'a sauvé pour sauver l'Amérique !" Il n'est plus question, comme en 2020, de questionner l'intégrité du scrutin. Désormais, le responsable du coup d'État du 6 janvier, le criminel doublement condamné, l'homme politique fasciste, raciste et sexiste ayant fait campagne sur des mensonges et des fake news et par deux fois "impeached", a le champ libre : le Sénat et la Chambre des représentant·es sont sous contrôle républicain. Tout comme la Cour suprême, dont la majorité conservatrice a été cimentée par Trump lui-même lors de son premier mandat, majorité qui a mené, en 2022, à la révocation du droit fédéral à l'avortement. Bref : le trumpisme a gagné, et les médias d'extrême-droite célèbrent.

Fox News a été le premier à annoncer la victoire de Trump, très tôt, avant même la confirmation de son score gagnant dans l'état-clé de Pennsylvanie. Peu étonnant pour un média farouchement pro-Trump. Tout comme CNews, où jubile ce matin Pascal Praud, parlant d'un"raz-de-marée"qui "couronne une campagne intelligente et efficace menée par Donald Trump, campagne que les médias français et américains ont refusé de voir, par idéologisme et militantisme".

"Chapeau l'artiste"

Mais ailleurs aussi, dans les médias dits traditionnels ou mainstream, ceux-là même dont Trump a fait sa bête noire, le récit d'un miracle politique, de son exploit, fait son chemin. Dans la Matinale de France Inter, Léa Salamé salue le "come-back spectaculaire de Donald Trump" ce matin : "Il faut le dire, c'est spectaculaire ce qu'il a fait, là, avec le vote populaire, et le Sénat qui bascule républicain." Sur BFMTV, ce matin toujours, l'éditorialiste Thierry Arnaud applaudit "le talent de Donald Trump", qui "est réel", et s'exclame : "«Chapeau l'artiste», on a envie de dire. Il a capté la colère, le ressentiment, les besoins. Il a su incarner la réponse." Le Mondeflatte son "instinct politique hors pair" (le titre a été modifié depuis, mais l'adresse HTML de l'article demeure). Même le résumé de l'agence Associated Press laisse poindre une touche du récit trumpiste, celui de l'envers-et-contre-tout, celui du "narratif" presque irrésistible : "Donald Trump a été élu 47ème président des États-Unis, un retour extraordinaire pour l'ancien président qui avait refusé d'accepter sa défaite il y a quatre ans, avait mené une insurrection violente contre le Capitole, a reçu plusieurs condamnations criminelles et a survécu à deux tentatives d'assassinat." L'AFP, de son côté, écrit que Trump "s'apprête à faire entrer dans la Maison-Blanche une galerie de personnages hauts en couleur". Pour ne pas dire "fascistes" ?

D'autres médias se félicitent d'être témoins (et relais) de ce moment historique, sans questionner une seconde le sens dudit moment - pour les femmes, les migrant·es, le climat, ou l'Histoire. Ce matin, alors que Trump préparait son discours revendiquant une victoire qui n'était encore que partielle, la nouvelle directrice de franceinfo Agnès Vahramian se réjouissait, en partageant sur X une photo de lui en coulisses : "France Info. C'est chez nous que ça se passe !". Super : la démocratie étatsunienne, déjà bien amochée, s'effondre en direct, et les journalistes s'autocongratulent d'être présent·es pour y assister.

"Spectaculaire", vraiment ?

À quoi sert-on, nous, les journalistes, un jour comme aujourd'hui ? Comment chroniquer la lente montée du fascisme en Occident, sans y participer, sans se prendre au jeu de la fascination morbide, sans s'enflammer pour le moment "historique" - qui est d'abord et surtout absolument terrifiant, mais ça, on le rappelle beaucoup moins ? En 2016, l'alien politique qu'était Trump hypnotisait les médias, qui refusaient de croire à la victoire d'un tel clown. C'était il y a bientôt dix ans. Qu'ont-il appris depuis, pendant que les "fake news" de 2016 devenaient la vague de "slop", ces contenus 100% IA, déferlant sur le web de la post-vérité, celui où Elon Musk a transformé Twitter en poubelle pleine de nazis et où les jeunes hommes, bombardés de discours haineux et misogynes par des influenceurs masculinistes comme Andrew Tate, finissent par voter Trump en masse ? Musk, que Trump a qualifié de "génie" pendant son discours ce matin ; Tate, qui a salué la victoire de Trump en annonçant "déménager aux États-Unis" ? Qu'y a-t-il de "spectaculaire" dans le "come-back" de Donald Trump ? Qui, face à la violence des mesures racistes et misogynes que Trump a juré appliquer dès le premier jour de son mandat, a envie de dire "Chapeau, l'artiste" ? Pourquoi faut-il encore et toujours que les médias ne servent à rien lorsqu'on a le plus besoin d'eux ? Lorsqu'il faudrait dire, écrire, hurler, que Trump est un danger, un tyran en puissance, un violeur probable - car non condamné - et un criminel certain, et condamné d'ailleurs ?

Quelques médias mettent l'accent sur ce qui compte vraiment : ses condamnations, son bilan désastreux, ses opinions dérangées et dangereuses. "Donald Trump bat Kamala Harris et devient le premier criminel condamné à être élu président des États-Unis", a titré le Guardian. Ou encore, comme l'a écritRolling Stone : "Donald Trump — l'ancien président par deux fois "impeached", le meneur du coup d'état du 6 janvier, le criminel condamné, le harceleur sexuel ayant fait face à la justice, l'homme qui a conduit le pays et l'économie dans le mur en 2020 pendant une pandémie ayant tué 1 million de gens aux Etats-Unis — a convaincu les électeur·ices américain·es de lui confier un second mandat à la Maison Blanche."

Voilà les faits. Il s'agirait de les marteler à chaque fois qu'on parle de lui. Mais cela supposerait de réfléchir à ce que l'on fait, en tant que journaliste, avant de s'extasier à l'antenne sur le "come-back" de Trump. 

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