Rugby : l'illusion populaire de l'élite réactionnaire

Maurice Midena - - Coups de com' - Les énervé·es - 134 commentaires

On aurait presque pu arrêter le visionnage au bout de dix secondes car tout était là : le 8 septembre dernier, l'acteur oscarisé Jean Dujardin rentre dans le Stade de France, béret sur la tête et marcel blanc sur le buste. À la télé, l'écran est noir et blanc. Il campe un boulanger (sans blague), appelé Jean Miche (sans blague), dont la première action est de lancer un gros pain de campagne comme un ballon de rugby (vous avez compris). 

S'en suit pendant une demi-heure un spectacle d'une abyssale nullité. La voix off, du chef cuisinier Yves Camdeborde, nous apprend que les amoureux du rugby aiment "le vin, et la bonne chère." Un acteur est grimé en coq et mime sa crête avec sa main. Le boulanger Dujardin se balade ainsi sur la pelouse transformée en grand marché de village. "Un village gaulois, qui se met en place devant vous, avec évidemment de la charcuterie", entend-on en commentaire. On nous explique que cette plongée dans les années 50 se justifie par "l'image d'Épinal" qu'elles inspirent. Ah oui, et Vianney se promène avec une guitare, en ménestrel de l'ovalie. Y a de la lavande, une costumière habillée de rose (campée par la danseuse étoile Alice Renavand), des garçons de café. Et voilà Zaz qui reprend "L'Amant de Saint-Jean" dans un remake de bal musette. Vous avez le topo.

"La France qui n'existe plus"

Outre le reflet d'une vieille France fantasmée, cette cérémonie avait davantage des airs de grandes kermesses (sont revenus des lointains souvenirs de fête de fin d'année de CM1 où on récitait le corbeau et le renard avec un de nos camarades déguisé en oiseau noir perché sur un escabeau), que de cérémonie célébrant la grandeur du sport. L'Équipe ne s'y est pas trompé, notamment Vincent Duluc, dans sa chronique, qui y voit "une certaine idée de la France, pas n'importe quelle France, celle qui n'existe plus." Le journaliste a aussi l'impression de voir une version "Montmartre" du film OSS 117, campé ces dernières années par Jean Dujardin, avec cette étrange impression que cette festivité s'auto-parodiait au fur et à mesure qu'elle déployait ses mirages.

L'approche réactionnaire n'a décidément pas plu au quotidien sportif. La chroniqueuse Chrystelle Bonnet s'autorise "à trouver embarrassant le premier degré de cette nostalgie de carte postale d'un temps de cases bien rigides où la jolie dame en rose qui dansait avec Jean Miche était autorisée ni à ouvrir un compte en banque ni à travailler sans l'accord de son mari." À demi-mot, elle souffle aussi sur cet anachronisme qui consiste à représenter par des gens supposés plus Français que la France, une équipe nationale qui va chercher ses joueurs aux quatre coins du monde : "Dans une nation dont le XV est un kaléidoscope de racines qui effleurent aussi, au Maroc et à Futuna, à Bobigny et en Nouvelle-Zélande, au Portugal et à La Seyne, se tripote la franchouillerie version 1954 ." Dans cette entreprise de déconstruction, Libération a évidemment joué sa partition, dénonçant un spectacle qui peint une France "rance","qui sent la naphtaline". Guillaume Tion trouve étrange d'ailleurs que le public qui a tant apprécié le show, se mette à huer copieusement Macron : "Car, à y regarder, les valeurs de la performance Reflets de France années 50 de Jean Miche sont presque celles que l'on va retrouver lundi matin en se réveillant : un pays où l'on parle du retour de l'uniforme à l'école, où le Président jupitérien décide des 49.3 comme un chef de village incontestable, où l'on dit perlimpinpin et saperlipopette, où il faut faire deux heures de caisse pour trouver un médecin, où les hommages culturels vont au Puy du Fou…"

"Enracinement dangereux"

Évidemment, ces lectures, et notamment celle de Libé, n'ont pas plu à la presse de droite. L'éditorialiste Alba Ventura, a trouvé sur RTL que Libération était "à côté de la plaque", et propose aux journalistes de "sortir de temps en temps, de passer le périphérique". "Ils sont totalement déconnectés. Dire cela, c'est ne plus savoir ce que vivent les gens. C'est un rejet pur et simple pour ce qui fait aussi la France. […] C'est la même gauche qui est partie en guerre contre les barbecues en oubliant que dans beaucoup d'endroits en France, c'est le moyen de se retrouver entre amis ou en famille parce qu'on n'a pas forcément les moyens d'aller au resto, surtout en ce moment. En fait c'est du mépris de classe." Alba Ventura devrait sans doute savoir qu'au-delà du périphérique, beaucoup de villages préféreraient ne pas voir leur boulangerie disparaitre que d'observer Dujardin faire des passes avec des miches en mondovision. Dans le Figaro, Thomas Morales abonde : "Quand il s'agit de taper sur son pays, de moquer ses traditions forcément réactionnaires, de conspuer l'esprit de clocher et les bals populaires, les miches dorées et les terrines de volaille, les parfumeurs de Grasse et les petites mains des ateliers de couture parisiens, la canaille et le cabot, Gabin et Raimu, le second degré et les images d'Épinal, les promoteurs du «vivre ensemble» s'en donnent à cœur joie." Avec ce schéma de pensée si commun dans les médias conservateurs : critiquer une vision fantasmée de son pays, c'est ne pas l'aimer. Le procès en wokisme n'est d'ailleurs jamais loin : "Comme si montrer aujourd'hui une place de village, un peu fantasmée, un peu trop ronde et proprette, était le sceau d'un enracinement dangereux", écrit Morales.

La valorisation d'un idéal "populaire" est consubstantiel au rugby, sport pourtant éminemment bourgeois. En Argentine, nation de plus en plus importante en ovalie, la pratique a longtemps été l'apanage des classes supérieures. En Afrique du Sud, il a été le symbole de l'apartheid. En France, et en Australie, il était encore, au moins jusqu'à la fin des années 2000 un sport de classes aisées. Dans notre pays, il demeure le sport phare des étudiants des grandes écoles. Mais pas seulement. La professionalisation du rugby favorise évidemment une multiplication "de fils de", dont le pauvre blessé Romain Ntamack (son père Emile Ntamack était un grand international tricolore), forfait de dernière minute pour la Coupe du monde, est un symbole. Dans un sport de plus en plus intense, violent et dangereux, les dispositions génétiques et les environnements socio-culturels jouent à plein dans la réussite des joueurs. Quand il ne faut tout simplement pas se doper pour arriver à ses fins : un tabou vieux de 30 ans, devenu omerta

Honneur aristocratique et effort bourgeois

La gloire, l'argent, la course à la performance et la surmédiatisation (second sport le plus vu en France, le rugby n'est que le dixième en nombre de licenciés), rapprochent ce sport de son ennemi juré : le football. Même s'il résiste encore à la "footballisation" sur le plan économique, comme le raconte Jerôme Latta dans Alternatives économiques, le rugby professionnel est désormais l'apanage des métropoles et des propriétaires richissimes. D'autant que les valeurs du rugby charrient, comme le foot, leurs lots de scandales : des cas de racisme (l'affaire Bastien Chalureau, sélectionné pour la Coupe du monde alors qu'il a été condamné pour violences racistes, a fait grand bruit), d'homophobie,  et de corruption à la tête de la FFR. Ceci rendant quelque peu caduque la vitrine de la solidarité et de la probité amateures, comme le raconte Stéphane Alliès chez Mediapart

Le foot a toujours été, et au fond demeure, l'ennemi juré du rugby : "Les supporters bas de plafond du football exhibent comme une médaille l'universalité de leur sport, ricanent devant le faible nombre de pays adeptes du rugby, écrivait, lors de la coupe du Monde 2007, le journaliste du Figaro David Reyrat. Qu'ils sachent une fois pour toutes que c'est notre fierté de ne pas être à la portée du premier venu grâce à nos règles si complexes. Évidemment que le football est universel. Il n'y pas plus simpliste, plus bête avec sa seule règle à assimiler, celle du hors-jeu, quand le rugby réclame du temps et de l'intelligence pour être apprivoisé. Mais après, quel privilège !" Et là où le foot s'est vautré dans l'individualisme écervelé et la soumission au capitalisme mondialisé avec ses coupes du monde dans les puits de pétrole et ses stars vieillissantes qui vont y finir leurs jours, le rugby voit dans l'affichage des places de village et des boulangeries la parfaite synthèse discursive des élites qui le portent en étendard sportif : "Principe fondamental de cette construction idéologique du corps sportif moderne, l'amateurisme comme éthique sert alors à combiner la notion d'honneur aristocratique et le culte de l'effort bourgeois tout en prônant les vertus formatrices de la participation, de la maîtrise de soi et de la loyauté", écrivait Philip Dine, dans la revue Corps, en 2007.

De Dujardin à Tesson

Quand le foot semble avoir délaissé ses amateurs, comme si seuls les triplés en finale de Coupe du monde valaient la peine d'être vécus, le rugby en a fait sa raison d'être. Les médias entretiennent ce fantasme bourgeois d'un sport resté dans la boue et les terrains sans tribune, comme France 3 avec son documentaire récent sur la rivalité entre les équipes de deux villages de l'Aude. Mais l'Équipe, encore une fois, fait un travail à saluer avec un documentaire qui croise les destins d'adolescents épris de ballon ovale, qui malgré les moyens limités rêvent de grandeur locale ou de gloire nationale. Même si au visionnage, reste cette impression que ce sport a du mal à sortir des départementales. Mais voilà : le rugby apparait comme une pratique des nobles campagnes là où le foot est l'activité des tristes banlieues.

Que le rugby soit un sport populaire, qui peut être par ailleurs un excellent outil de socialisation et de mixité sociale (lire, par exemple,La Fabrique des bons petits gars de Jean-Charles Basson), personne ne le nie. Que prôner la solidarité et la fraternité soit un bienfait, personne ne trouvera rien à en redire. Il ne faut en revanche pas être dupe : la mise en récit de ce sport comme un idéal populaire s'inscrit dans la narration des classes supérieures, qui glorifient le passé des campagnes et des bars de village pour asseoir, ici et maintenant, leur propre domination sur leur vision du sport et de la société. Le narratif qui domine le rugby est un mirage populaire au service des classes bourgeoises. Avec cette forme permanente de culpabilisation : si vous critiquez votre pays et ses traditions, c'est que vous n'en êtes pas dignes. C'est la même narration que l'on retrouve chez les néo-réactionnaires, à l'image de l'écrivain Sylvain Tesson, joué dans l'adaptation au cinéma de son livre Sur les chemins noirs par... Jean Dujardin. Ce même qui disait sur TF1 : "Le plus gros problème de ce pays, c'est qu'il ne s'aime pas." Ce serait aussi fin d'affirmer, au hasard, que le plus gros problème du rugby est d'être aimé par des gens qui ne comprennent pas leur pays.


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