Le moto-reporter, et le fumigène ultime

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 180 commentaires

"Il n'a pas ouvert sa vitre pour nous parler" : c'est dans cette exclamation dépitée du moto-reporter, cognant vainement à la vitre fumée du candidat en route vers son QG et sa déclaration-de-soirée-électorale, que se donne à voir le plus nettement le télé-journalisme contemporain. Le pujado-delahoussisme est un journalisme qui n'a rien à demander, à un pouvoir qui n'a rien à dire, mais ne le dira que lorsqu'il l'aura décidé. Par extraordinaire le candidat ouvrirait-il sa vitre, on lui demanderait "ce qu'il ressent", son "état d'esprit", on lui poserait des questions de joueur de tennis. Et ce serait considéré comme une grande victoire. Au lieu de quoi: "il n'a pas ouvert sa vitre", geint le moto-reporter, nous prenant à témoin, comme si nous mourions tous d'envie, comme lui, de demander au candidat "quel est son état d'esprit".

Alors que non. Nous n'en mourons nullement d'envie, cher moto-investigateur. Si nous voulions poser une question, c'est à vous, que nous souhaiterions la poser, pour vous demander, à vous, qui prenez tant de risques sur votre moto, pourquoi vous n'avez rien d'autre à demander, jamais rien d'autre, que "quel est votre état d'esprit". Quand je dis jamais, je veux dire: pas seulement dans les soirées électorales. Si les soirées électorales sont les sommets du pujado-delahoussisme, elles ne s'inscrivent pas en rupture avec le télé-journalisme habituel, elles en sont le paroxysme. Vous me direz: aaah non, il y a quand même eu "Des paroles et des actes", où il fut question de programmes ! Certes. Je vous concède "Des paroles et des actes", et notamment sa quintessence: les séquences graphes de François Lenglet. En fait, une véritable mutation aurait constitué à faire monter François Lenglet sur une moto, pour montrer quelques graphes aux candidats en route vers leur QG. On y viendra, dans la prochain service public, à la recherche de sa rédemption.

Mais cela n'arrivera jamais, tant c'est le dispositif qui modèle le contenu. Ainsi de l'édifiant épisode des "trois débats". A peine le sortant a-t-il lancé son fumigène ultime, que "lasoirée" se précipite dessus. "Alors, quel est votre état d'esprit par rapport aux trois débats ?" "Ne craignez-vous pas de sembler vous dérober si vous refusez les trois débats ?" Ou parfois, timidement: "vraiment, cette affaire des trois débats, c'est la seule chose dont vous voulez parler ce soir ?" Mais si le pujado-chazalisme se précipite vers les "trois débats", comme la limaille vers l'aimant, ce n'est pas par volonté délibérée, consciente, de décerveler le public. C'est parce que ce dispositif appelle irrésistiblement le neuf, le simple, et le polémique. Entretenez vos motos, elles serviront encore.

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