Vers une information sans journalisme ?

Daniel Schneidermann - - Nouveaux medias - Le matinaute - 45 commentaires

Et s'il fallait en terminer avec le cliché de la "crise" des médias ? Et si le mot le plus juste, comme pour l'économie, comme pour l'écologie, comme nous le suggérions dans notre première émission d'été, était celui "d'effondrement" ? Et si "l'âge d'or des médias" n'avait finalement été qu'une parenthèse de quelque quarante ans, au sortir de la seconde guerre mondiale ?

Il est toujours stimulant de tenter de se situer dans une perspective longue. C'est ce que fait la chercheuse et historienne Heidi Tworek, de l'université de British Columbia au Canada, dans une interview au site InaGlobal. Une interview palpitante, et que tout journaliste devrait lire, même s'il ou elle en ressort avec l'angoisse au ventre.


Car ce que nous assène froidement Tworek est rien moins que ceci : la presse indépendante n'a jamais vraiment trouvé de financement sain et pérenne. Au cours des quelques décennies de  son "âge d'or", la presse écrite généraliste (et bourgeoise, même si Tworek ne l'appelle pas ainsi) ne s'est financée que par un système de mutualisation forcée des lecteurs. Achetant un journal généraliste, les amateurs de sport, qui ne lisaient que les pages de sport, finançaient les amateurs de politique, qui ne lisaient que les pages politiques, et les enquêtes longues et coûteuses. Les chaînes d'info continue et les réseaux sociaux, qui mettent à la portée de tous l'information "rentable" (sport, faits-divers, satire, people) ont fait voler en éclats ce modèle de mutualisation.

Bien. Et demain ? Tworek ne s'attarde pas sur l'avenir.  Au rang des nouveaux modèles selon elle opérationnels, elle ne cite que Buzzfeed, c'est à dire le financement de quelques enquêtes exigeantes par les légendaires listes attrape-clics, et le fameux "native advertising", fondé sur la confusion délibérée entre information et publicité. Un modèle qui tentait déjà le New York Times en 2014 avant qu'il soit paradoxalement (et provisoirement ?) sauvé par l'opposition à Trump,  et dont on a pu mesurer la fragilité et le cynisme, lorsque la maison-mère a fermé récemment, sans prendre la peine d'avancer de motifs, sa filiale française.

A la suivre, et même si elle ne le dit pas ainsi, la chercheuse semble envisager sans angoisse particulière, si les médias traditionnels tardaient trop à se "buzzfeedifier", un retour, comme modes de diffusion majoritaires de l'information, à la rumeur et au voisinage, comme avant le XIXe siècle, rumeur et voisinage dont Facebook n'est finalement que l'aboutissement numérique. Elle a peut-être raison. Peut-être le journalisme autofinancé, indépendant des pouvoirs politiques et économiques, n'aura-t-il été, comme finalement la vie sur terre, qu'une brève parenthèse, liée à une conjonction astrale irreproductible. Peut-être l'avenir est-il aux Trump et aux Orban ou, en France, aux Macron, aux gros Bolloré et aux petits Chikirou, qui envisagent sans angoisse particulière un monde sans journalisme indépendant. Peut-être les réseaux sociaux nous façonnent-ils inéluctablement un monde de bulles. M'est-il permis de dire, pleinement conscient des mille défauts insupportables de la narration journalistique, qu'il me semble irrespirable ?


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