Tolbiac : de l'utilité du pan sur le bec

Daniel Schneidermann - - Intox & infaux - Le matinaute - 158 commentaires

Il n'y a jamais eu de blessé grave lors de l'évacuation de Tolbiac. On lira ici la contre-enquête de Libé, et ici le rétropédalage de Reporterre, premier site à avoir propagé la rumeur. Deux des "témoins" ayant propagé cette rumeur étaient des SDF devenus entretemps introuvables dont l'un, selon Reporterre, était "perdu dans sa tête". La troisième, étudiante de Nanterre prénommée Leila, et dont Le Media a diffusé le témoignage ("la première chose qu'on a vu, c'était un gars, devant les grilles, la tête complètement explosée, une flaque de sang énorme..."), a admis qu'elle n'était pas témoin visuelle des faits, contrairement à ce qu'elle avait assuré.


On peut penser que cet épisode est mineur. On peut penser que le combat contre le nouveau système de sélection à l'entrée de l'université est un enjeu bien plus important que de savoir s'il y a eu, ou non, un blessé grave à Tolbiac. Désinformation pour désinformation, on peut renvoyer au matraquage des medias mainstream sur les dégradations commises à Tolbiac au cours de l'occupation de la fac. Mais que l'on songe une seconde à ce qui aurait pu arriver si des étudiants, croyant sincèrement à la fake news du blessé grave, s'étaient mis eux-même en danger !

Nos amis de Reporterre, qui ont été très légers en ne sollicitant pas la version de la préfecture avant la parution de leur premier article, ont l'honnêteté de reconnaître clairement leur erreur. En revanche, Le Media, à l'heure où j'écris, n'a toujours rien rectifié. Ici passe la ligne de partage entre le journalisme et...autre chose. Tout journaliste, tout media, peut se tromper. Cela m'est arrivé, et sans doute m'arrivera encore. L'urgence, la seule, est de le reconnaître clairement. Le Canard a même inventé pour cela une rubrique : pan sur le bec. Mais Le Media ne peut pas se tromper, puisque Le Media est la vérité (Pravda, en russe), aussi vrai que les medias des milliardaires sont le mensonge. S'il persistait dans son refus de rectifier, Le Media donnerait gracieusement une arme de choix à la bande de ses ennemis de chez les milliardaires.

"Et le point de vue de l'armée ?"


Sur le croisement des sources, un petit souvenir personnel. Une de mes premières piges pour Le Monde concernait les objecteurs de conscience au service militaire (alors obligatoire). Le journal m'avait généreusement laissé tout le temps nécessaire. J'avais rencontré de très nombreux objecteurs, des entreprises accueillant les objecteurs, des associations d'aide aux objecteurs. Je rentre tout fier à la rédaction, avec mes dix feuillets. Que parcourt en diagonale mon rédacteur en chef, le regretté Jean Planchais, avant de relever vers moi ses fines lunettes : "et le point de vue de l'armée ? Il est où, le point de vue de l'armée ?" J'en suis resté muet. Solliciter le point de vue de l'armée (de l'ennemi !) sur les objecteurs de conscience ne m'était  tout simplement pas venu à l'idée. Que pouvaient-ils bien avoir à dire, les galonnés, les adjudants Kronenbourg de Cabu ? Même pour le réfuter, pour le tailler en pièces, pour en faire des boulettes de papier, même pour en rire, il faut toujours demander le point de vue de l'armée.

Mise à jour, 26 avril. En fin de journée du 25 avril, dans une "mise au point", Le Media a finalement présenté ses excuses à ses Socios, en affirmant veiller à ce que "cela ne se reproduise plus". Quelques heures plus tôt, son co-fondateur, Gérard Miller, avait néanmoins justifié la diffusion du témoignage de Leïla, au nom du traumatisme subi par les étudiants.

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