Thomas Legrand, un problème d'écran
Daniel Schneidermann - - (In)visibilités - Le matinaute - 104 commentaires
"Excusez-moi, j'ai un problème d'écran"
. Ah, maudits soient les écrans ! Juste au moment où Thomas Legrand, dans sa chronique quotidienne, allait détailler au peuple des auditeurs de France Inter les similitudes et les différences profondes entre police française, et police américaine. Idée de base (je reconstitue et je résume) : aucune des deux polices n'est raciste, mais toutes deux connaissent "un vrai racisme dans leurs rangs"
. Heureusement, le plaquage ventral dont a été victime Adama Traoré n'a "rien à voir"
avec celui qui fut fatal à George Floyd.
"Le point commun
, se lance donc vaillamment Legrand, c'est que si les forces de l'ordre ne sont pas, euh, racistes en elles-mêmes, il existe un... un vrai racisme dans leurs rangs, pas assez combattu par les autorités, mais, euh, voilà... Excusez-moi, j'ai un problème d'écran...
" Demorand, à la rescousse :"La première différence, disiez-vous..." "Voilà. Les deux affaires n'ont que peu de rapports. La cruauté filmée et assumée de l'assassinat de George Floyd n'a rien à voir avec la pratique, même contestée, du plaquage ventral"
. Circulez donc, comité Adama : rien à voir ! Qu'en sait-il, Legrand ? La seule chose qui en effet n'a "rien à voir"
entre les deux meurtres, c'est que le plaquage ventral de Traoré n'a pas été filmé.
Pensée peu charitable, et très peu confraternelle : c'est tellement bon, d'entendre Thomas Legrand bafouiller. Tellement bon de l'entendre se perdre lui-même dans ses "néanmoins", dans ses "d'un autre côté", dans son laborieux tango rhétorique destiné à faire accoster la démonstration matinale où il a décidé qu'elle accosterait : même si le gouvernement n'est certes pas parfait, on a bien de la chance de vivre en France, plutôt qu'ailleurs.
Dans le bafouillement de Thomas Legrand, comment ne pas reconnaître, et nommer, l'incapacité des médias français à voir, et penser, le mot "système" ? Système, comme dans l'expression "racisme systémique de la police". Je ne trancherai pas ici la question. Mais cette hypothèse selon laquelle le racisme des polices, française comme américaine, est hérité des passés ségrégationniste ou colonial des deux institutions, consubstantiel à la mission de maintien de l'ordre dans des sociétés inégalitaires, offre trop d'indices historiques, sociologiques, journalistiques, pour ne pas mériter d'être examinée, débattue et considérée. Elle mérite que nous regardions la police par les yeux de ses victimes, même si nous n'en sommes pas.
la meilleure pancarte que j’ai vue #JusticePourAdamapic.twitter.com/2fQViaXNys
— ????? ????? ?????? (@thelmafrns) June 2, 2020
Tout à sa démonstration d'équivalence, Legrand ne souffle d'ailleurs mot des sidérants agenouillements des polices américaines, comme encore, ce matin, celui-ci :
Le chef de la police de New York va au devant de la foule de manifestants.
— Cédric Faiche (@cedricfaiche) June 2, 2020
« Nous savons que le Minnesota a eu tort. Mais ici c’est notre ville. On ne peut pas se combattre. Nous devons vivre ici. »
Et il s’agenouille avec les manifestants.#GeorgeFloyd
pic.twitter.com/or992FAckq
Ce qu'on ne sait pas nommer, il est tellement plus confortable de refuser de le voir. Ainsi cette manifestation d'hier soir du comité Adama, devant le palais de justice de Paris, à laquelle Legrand consacrait justement sa chronique : 20 000 manifestants (estimation policière) qui avaient bravé l'interdiction de dernière minute du préfet Lallement, pour venir demander justice pour Adama Traoré. Pense-t-on que les télévisions françaises auront dépêché des envoyés spéciaux en direct ? Allons : sur France 2, vingt secondes d'images "off". Les télés se seront privées de bien des images, dont celle-ci, de Assa Traoré fendant la foule. Il est vrai que la scène ne vaut pas le gros plan sur le premier petit café dégusté en terrasse.
La guerre d'Algérie, dans la presse et le discours politique contemporains, ne devint la guerre d'Algérie qu'après la fin de la guerre d'Algérie. Auparavant, tous les Thomas Legrand de l'époque parlaient prudemment des "événements d'Algérie". Aucune époque ne sait se nommer comme elle sera nommée par l'Histoire. Dans le feu de l'immédiat, elle s'évite. Problème d'écran.