Sondages bidon : soyons patients !

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 57 commentaires

On savait bien qu'il finirait par arriver, tôt ou tard, plutôt tôt que tard. Le voici, le "sondage qui change la donne". "Pécresse en forte hausse"titre BFM.  Et CNews : "Celle qui inquiète la macronie". Et Le Figaro. Et Libé. Et ce ne sont pas seulement les médias privés.  "Devant Macron au second tour",titre Franceinfo (service public). Bref, dans le sondage du jour, la candidate LR Valérie Pécresse, en forte hausse au premier tour, battrait Emmanuel Macron au second tour (52/48).

De ces sondages d'intention de vote, un grand journal, par une enquête approfondie, a détaillé de l'intérieur le processus de fabrication. Ce n'est pas vieux : c'était le 4 novembre dernier. Luc Bronner, du Monde, s'est glissé lui-même dans la peau d'un sondé. "Selon les cas, raconte Bronner, j’ai 19 ans, 26 ans, 47 ans, 73 ans. J’ai déclaré habiter aussi bien la banlieue parisienne que la Bretagne, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur ou le Grand-Est (...) J’ai inventé des réponses sur les briquets jetables, les dessins de sucettes pour bébés, une future publicité de l’enseigne Système U, les emballages des chocolats Lindt, les slogans d’Orange Bank, de la MAIF ou de Meetic, l’image d’Air France, les bandes-annonces de films qui sortiront en mars 2022, les qualités des acteurs britanniques Robert Pattinson ou Benedict Cumberbatch, les meilleurs ketchups, les meilleurs sextoys, l’image personnelle de Michel-Edouard Leclerc, la politique vaccinale française, les bières artisanales, les crèmes solaires, une comédie française qui devrait s’appeler Medellin, le casting de la future série Amazon The Peripheral, mais aussi sur Yannick Jadot, Anne Hidalgo, Michel Barnier, Xavier Bertrand, le congrès des Républicains, Eric Zemmour, Emmanuel Macron et l’élection présidentielle". "Via Internet, les gens se droitisent"nous ont précisé des chercheurs.

Les confrères de Bronner qui décident d'accorder de la place au sondage Pécresse ont lu son enquête. Ils savent parfaitement ce qu'ils font. Ils savent qu'ils polluent la campagne avec de l'info-poubelle (vous me direz que la campagne n'est pas à ça près. C'est vrai). Ils le font tout de même. L'attrait du rebondissement, du suspense, du cliffhanger, du "stay tuned" est plus fort. "Terrain effectué intégralement après la désignation de Valérie Pécresse et les meetings d'Éric Zemmour et de Jean-Luc Mélenchon"indique un encadré de BFM. Ce joli mot : terrain. Le "terrain" est aux sondeurs ce que le "manger, bouger" est aux fabricants de produits gras. Comme si un enquêteur, carnet en poche, avait sonné aux portes. Mais il n'y a eu aucun terrain, seulement des sondés plus ou moins virtuels, harcelés plusieurs fois par semaine par des sondeurs, cochant machinalement des cases, en espérant gratter des bons d'achat.

Rien ne change donc ? Ah si. Les rebelles osent s'affirmer. Bronner re-tweete son enquête. "Dans mon billet de demain, il ne sera PAS question du sondage qui change la donne", promet en majuscules Frédéric Says, de France Culture. Et même chez les junkies, au carbone 14, on détecte la trace de quelques scrupules. Dans les petites lignes, ils admettent que leur marchandise ne vaut rien. CNews rappelle les précédents Fillon et Hamon en 2017 (flambées sondagières après désignation à la primaire, et effondrement ensuite). Libé rappelle que les électeurs ne sont pas sûrs de leur choix. Ne jamais désespérer. L'évolution se comptera en millions d'années, mais soyons patients.

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