Le Monde dans les poulaillers à sondages

Daniel Schneidermann - - Intox & infaux - Déontologie - Numérique & datas - Le matinaute - 79 commentaires

Cette fois, pourront-ils faire semblant de l'ignorer ? Depuis que les sondages gouvernent les campagnes électorales, le scénario se répète : au soir des résultats, sur les plateaux, des sondeurs déconfits, partenaires des chaînes qui les invitent, sortent les rames en expliquant que non, ils ne se sont pas trompés, et s'ils ont 1) sous-estimé l'abstention 2) surestimé l'extrême droite 3) sous-estimé les écologistes (cocher la case de votre choix), c'est parce qu'ils ne font que refléter l'opinion à un instant T, à un moment donné, le sondage n'est qu'une photo, ne tirez pas sur le thermomètre, etc etc. Je n'insiste pas, vous avez tous le refrain dans la tête.

Pour la première fois, un grand média, lui-même consommateur de sondages, le Monde, s'est donc attelé à une enquête style "L214", en s'inscrivant sous différentes identités à des bases de données exploitées en ligne par les sondeurs, ou leurs sous-traitants. Et pas sous n'importe quelle plume : l'enquête est signée de l'ex-directeur de la rédaction revenu au terrain, Luc Bronner. On est donc au top du top de la crédibilité dans l'écosystème des médias mainstream. "Selon les cas, raconte Bronner, j’ai 19 ans, 26 ans, 47 ans, 73 ans. J’ai déclaré habiter aussi bien la banlieue parisienne que la Bretagne, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur ou le Grand-Est (...) J’ai inventé des réponses sur les briquets jetables, les dessins de sucettes pour bébés, une future publicité de l’enseigne Système U, les emballages des chocolats Lindt, les slogans d’Orange Bank, de la MAIF ou de Meetic, l’image d’Air France, les bandes-annonces de films qui sortiront en mars 2022, les qualités des acteurs britanniques Robert Pattinson ou Benedict Cumberbatch, les meilleurs ketchups, les meilleurs sextoys, l’image personnelle de Michel-Edouard Leclerc, la politique vaccinale française, les bières artisanales, les crèmes solaires, une comédie française qui devrait s’appeler Medellin, le casting de la future série Amazon The Peripheral, mais aussi sur Yannick Jadot, Anne Hidalgo, Michel Barnier, Xavier Bertrand, le congrès des Républicains, Eric Zemmour, Emmanuel Macron et l’élection présidentielle".

Et que dévoile Bronner ? Un univers opaque, gouverné par la loi du low cost. Questionnaires interminables balancés à la chaîne à des "répondants" volontaires dont nul ne vérifie l'identité, pression permanente des commanditaires qui compriment les prix : l'enquête n'épargne pas Ipsos, partenaire du Monde, qui jure au journaliste Bronner ne pas solliciter un même répondant plus de deux fois par mois, mais dont le panéliste Bronner (sous ses fausses identités) reçoit jusqu'à six ou sept mails de relance certains jours. On pense irrésistiblement, oui, à des poulets en batterie, ou à de la coke frelatée refilée à des consommateurs fauchés.

Jusqu'à cette enquête du Monde, la critique systémique des sondages, de leur production en batterie et de leur exploitation tonitruante par les médias n'était émise que par des universitaires facilement taxables de jalousie, ou par d'opiniâtres sites isolés, comme le nôtre (voir notre dossier), qu'il était possible aux médias addicts d'ignorer superbement, en continuant de sniffer. Mais pourront-ils ignorer cette enquête du Monde ? À commencer d'ailleurs par le journal lui-même, dont on ne comprendrait pas bien, après ce papier, comment il pourrait continuer à publier lui-même des sondages, même vertueusement "refroidis", sans les assortir d'un renvoi obligatoire à cette enquête de salubrité publique.


Lire sur arretsurimages.net.