Soignants : live contre live

Daniel Schneidermann - - Nouveaux medias - Le matinaute - 75 commentaires

Ils sont loin, les applaudissements de 20 Heures. Se souviennent-ils, à BFM et chez les autres, qu'ils interrompaient naguère leurs programmes, pour communier avec les saints en blouse blanche ? La manif des soignants, ce mardi après-midi, n'est plus qu'un titre parmi d'autres, après la visite de Macron dans une usine Sanofi (on n'ose pas croire que la date de cette visite a été choisie, justement pour éclipser cette manif), derrière celle du secrétaire d'Etat à l'Intérieur Laurent Nunez à Dijon, où des affrontements ont opposé Tchétchènes et habitants des quartiers populaires. Les soignants regagnent les profondeurs de l'info.

Et puis, en fin d'après-midi, quasi sans transition, s'installent les bandeaux "Tensions dans la manifestation" ou, dans le meilleur des cas "en marge de la manifestation". Les caméras squattent paresseusement l'esplanade des Invalides, à Paris. Plus rien n'existe, qu'une voiture renversée, et quelques feux de poubelle. Ainsi, elles manqueront par exemple cette belle scène d'applaudissements mutuels entre soignants et policiers, à Nîmes.

A ce live paresseux des chaînes d'info, s'oppose le contre-live alternatif des réseaux sociaux, et par exemple celui de Rémy Buisine, du site Brut. Buisine est le premier à poster la séquence de l'interpellation violente aux Invalides, par plusieurs policiers robocopisés, d'une infirmière de 52 ans (elle est toujours en garde à vue ce matin). 

"Je veux ma Ventoline", crie plusieurs fois la frêle interpellée, insupportable écho au "I can't breathe". Emotion. La révolte des soignants tient son icône. Pour quelques heures : le temps que des soutiens de la police postent la séquence de la même personne, lançant à bonne distance deux projectiles (éclats de grenade ?) sur les forces de l'ordre, quelques minutes avant son interpellation. Sarcasmes policiers immédiats: pas mal, pour une asthmatique !

Cette seconde séquence change-t-elle le sens de l'épisode ? Bien entendu. Mais nullement à la gloire de la police. D'une séquence de répression brute et aveugle, on glisse à une scène de vengeance policière ciblée, façon œil pour œil. Ce n'est pas la même chose, mais ce n'est pas mieux. Ce n'est pas moins disproportionné. Ce n'est pas moins insoutenable. En outre, si cette vidéo des lancers de projectiles donne "du" contexte à la scène de l'interpellation, elle ne donne pas accès à tout "le" contexte". Comment une infirmière de 52 ans (1 m 55 selon une internaute qui se présente comme sa fille) en arrive-t-elle à caillasser la police ? Quelle misère, dans son établissement hospitalier (l'hôpital Paul Brousse de Villejuif, à en croire un responsable de la CGT, interrogé par Taha Bouhafs) ? Et puis là, sur l'esplanade, a-t-elle été aspergée de gaz ? Quelles violences policières préalables ? Par ailleurs, comment détacher cette violence policière de ce que l'on apprend, jour après jour, réforme des retraites après Gilets jaunes, sur l'impunité policière (si ce n'est encore fait, voir notre émission de la semaine) ?

Live contre live : face à la puissance aveugle des chaînes d'info, le contre-récit est un antidote indispensable. Mais le contre-récit a les limites du récit : c'est un point de vue. Les chaînes d'info épousent fonctionnellement le point de vue policier, le contre-récit vient épouser celui des manifestants. L'un zoome sur les "casseurs", l'autre sur les policiers potentiellement étrangleurs. Le public des chaînes d'info n'aura pas vu l'interpellation de l'infirmière, les spectateurs de Brut ne l'auront pas vue lancer des projectiles. Un contre-live, c'est aussi un live, pour le meilleur et le pire.

(Photo Antoine Guibert)

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