Rire de l'apocalypse : la caricature, c'est nous !
Daniel Schneidermann - - Fictions - Le matinaute - 181 commentaires
Sur le plateau d'info-divertissement de l'émission 28 Minutes
d'Arte, une jeune journaliste tente d'alerter sur le changement climatique. "Le GIEC dit qu'on est à un scénario de 2,7 degrés avant la fin du siècle, qui est déjà dramatique. Moi je fais partie de la génération qui va vivre l'effondrement..."
commence Salomé Saqué, de Blast
. "Merci pour nous, hein...
" dit une voix hors-champ, celle de son voisin de gauche Étienne Gernelle, directeur du Point
. Et aussitôt Jean Quatremer, journaliste à Libération
, son voisin de droite : "Elle est super sympa, il faut la réinviter !"
Et, faisant un geste insinuant que la jeune femme est disposée à sacrifier les boomers : "Alors que les deux boomers à côté de moi..."
Un instant désarçonnée, Saqué continue : "Il faut des mesures urgentes, y compris en cas d'un échec du multilatéralisme..." "Super, je suis content d'être venu"
bougonne Gernelle. L'animatrice Élisabeth Quin, en riant : "Salomé Saqué, continuez !" "Je suis désolée, mais les conséquences du réchauffement sont déjà là, avant c'était au Bangladesh, on n'en voyait pas les conséquences..."
Plan sur Quatremer, hilare. "... Là c'était en Belgique, c'était en Allemagne, c'était aux États-Unis..."
Plan sur le journaliste Renaud Dély, hilare. Saqué :"On est en train de discuter de maintenant."
Une voix masculine :"Et d'après-demain, aussi"
. Elle est définitivement la bizutée-zinzin du plateau. Lors de sa diffusion, fin octobre, la séquence était déjà insoutenable de suffisance et de morgue.
Insupportables rires de Quatremer et Gernelle. Bravo @salomesaque. #okboomerhttps://t.co/yBzw47gb4K
— d_schneidermann (@d_schneidermann) October 30, 2021
Mais quelques semaines plus tard déboulait le film Don't Look Up
,
qui montrait une scène exactement, étrangement, insupportablement identique : une jeune scientifique s'efforçant en vain, au milieu d'un plateau hilare, d'alerter sur le danger de la comète qui va percuter la terre. Une des plus saisissantes du film, cette séquence devenait rapidement emblématique du déni produit, sur toute la planète, par les chaînes de désinformation continue.
Hollywood lui-même ratifiait donc la condamnation des chaînes de désinfo. Et on se sentait à la fois vengés et confortés (oui, nous vivons bien dans une caricature, Di Caprio a été révolté par la même chose que moi), mais en même temps presque coupables. Coupables d'avoir déjà, en quelques semaines, oublié l'incident, de ne pas avoir immédiatement
établi le lien avec la séquence d'Arte, de n'avoir pas été assez durablement révoltés par la dimension caricaturale de la dite séquence, d'être à notre manière si vulnérables à l'amnésie, comme si on avait besoin de Don't Look Up
, de Leonardo Di Caprio, de Jennifer Lawrence, pour nous dire : non, ne vous y habituez pas ! Ne le tolérez plus ! Ce n'est tout simplement pas acceptable.
Droit de réponse de Jean Quatremer, 12 janvier 2022
Dans sa chronique du 6 janvier, Daniel Schneidermann me met brutalement en cause à partir d’un extrait de l’émission 28 minutes
qui a été diffusé sur Arte le 29 octobre dernier. Pour lui, je me serais gaussé, ainsi que l’ensemble du plateau, d’une courageuse jeune journaliste, Salomé Saqué, qui essayait d’avertir le monde du changement climatique en cours, montrant ainsi, en bon boomer, mon indifférence à la catastrophe qui vient : après moi, l’apocalypse ! Et le fondateur d’Arrêt sur Images
mais aussi chroniqueur à Libération
, le journal pour lequel je travaille depuis 1986, établit un lien avec la séquence du film Don’t look up
diffusé sur Netflix, où l’on voit l’astrophysicien incarné par Leonardo Di Caprio tenter d’avertir le monde de l’arrivée imminente d’une comète tueuse de planète sous l’œil incrédule et rigolard des deux animateurs. Pour Schneidermann, qui ne recule pas devant les grands mots, "la séquence (est) insoutenable de suffisance et de morgue"
. Conclusion : "Nous vivons bien dans une caricature, Di Caprio a été révolté par la même chose que moi" et "ce n’est pas acceptable" !
Il aurait eu raison d’être choqué si l’on s’était bien moqué du changement climatique qui, rappelons-le au passage, n’a pas été révélé par Salomé Saqué lors de cette émission, ce qui montre les limites de la comparaison avec Don’t look up
. Le problème est qu’il s’agit d’un court extrait choisi d’une séquence légèrement plus longue que l’on peut voir ici à partir de la 15e minute. En l’occurrence, que s’est-il passé ? Etienne Gernelle du Point
et moi-même répondons aux questions d’Elisabeth Quin sur le changement climatique. Nous insistons tous les deux sur l’urgence de la situation (nous ne sommes pas climatosceptiques et encore moins crétins), et nous pointons le fait que la France ou l’Europe seules ne changeront pas la donne, les cartes étant surtout entre les mains de la Chine, de l’Inde ou du Brésil.
Ensuite Salomé Saqué intervient. Mais, au cours de son développement (le plus long des trois intervenants, notons-le au passage), qui ne suscite aucune hilarité, elle explique que sa génération "va vivre l’effondrement"
. À ce moment Etienne Gernelle lance ironique : "Merci pour nous"
! Car elle semble effectivement laisser entendre que les vieux, eux, seront morts et enterrés à ce moment, une expression pour le moins maladroite alors . C’est sur ce point qu’on éclate de rire, pas sur le changement climatique. Pour information, le "club" de 28 minutes
est un lieu de débat détendu où le rire n’est pas interdit ou vécu comme une trahison. Salomé Saqué elle-même rit et termine son développement sans plus être interrompue, même si, il est vrai, on a du mal à calmer nos fous rires. On mesure donc la gravité de l’affront fait à la cause du changement climatique…
Cette courte séquence est devenue un buzz parce que Salomé Saqué a posté sur ses réseaux l’extrait en question (ce qui au passage n’arrange pas le bilan carbone de la planète…), mais sans le contexte. Il faut dire que la phrase d’accompagnement était ambigüe : "Lorsque je parle changement climatique à la télévision"
. Et comme elle l’a reconnu, elle a été dépassée par les réactions haineuses des internautes qui n’ont voulu voir dans cet extrait que ce qu’ils ont bien voulu y voir, la confirmation de leurs préjugés. Ceux qui ont eu l’honnêteté de regarder la séquence en entier ont reconnu qu’il n’y avait rien de scandaleux. Et "l’affaire" s’est rapidement calmée, d’autant que Saqué a effacé cette vidéo et a répondu aux internautes pour leur expliquer ce fameux contexte. Précisions qu’à aucun moment elle ne s’est sentie "humiliée" par les deux horribles boomers qui l’entouraient.
Et deux mois plus tard, Daniel Schneidermann a remis une pièce dans la machine à haine, car il n’a pas fait le minimum que l’on attend d’un journaliste : aller à la source. Il s’est contenté, comme n’importe quel internaute, de l’extrait circulant sur les réseaux alors qu’il sait parfaitement que la manipulation est leur marque de fabrique. Depuis sa chronique, cette vidéo tronquée est de nouveau échangée sur les réseaux, ce qui me vaut une déferlante d’insultes et même de menaces de mort. Coller une cible sur le dos d’autres journalistes, qui plus est à partir de faits tronqués, voilà qui "n’est pas acceptable" pour reprendre les mots de Schneidermann.
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En dépit de sa longueur (739 mots, contre les 444 de la chronique) et de ses outrances, nous publions bien volontiers ce droit de réponse, et je donne acte à Jean Quatremer qu'il ne nie pas le changement climatique, ce que je n'ai d'ailleurs jamais prétendu. L'intégralité du passage de l'émission consacré au climat, que chacun peut consulter sur le lien ci-dessus, traduit néanmoins à mes yeux une certaine désinvolture à l'égard du sujet, qui rappelle en effet la séquence correspondante de
Don't look up. DS.