Quand Le Pen dénonce la lepénisation du débat public
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 201 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Il est désarçonné, Yves Calvi. Il a prévu une émission sur
"Je ne vois pas le rapport avec Léonarda pour l'instant. Je voudrais qu'on passe au thème de l"émission". Léonarda. C'est écrit sur l'écran : "le piège Léonarda". Il a invité Marine Le Pen (avec, en comparses-adversaires, Christian Jacob, Jean-Marie Le Guen, et Eva Joly). Rien à dire, c'est raccord, c'est cohérent. Et voilà que Le Pen, en pré-générique du débat -"il s'est passé aujourd'hui quelque chose de très grave !"- s'embarque théâtralement sur les révélations du Monde sur l'espionnage massif des Français par la NSA américaine. "Je ne vois pas le rapport !" S'il s'attendait, Calvi ! Le rapport entre les deux sujets ? Evident : "l'espionnage américain, ça, ça mérite une intervention officielle du président de la République française !", boucle Le Pen. Et d'énumérer les sujets qui, davantage que l'expulsion de la famille Dibrani, auraient mérité la parole présidentielle : l'agro-alimentaire, l'explosion du chômage, la faillite de l'entreprise Gad en Bretagne, etc.
Que se passe-t-il à cet instant ? Cette horreur : devant son poste, on se sent exprimé par Marine Le Pen. Quelques secondes, on se sent totalement en accord avec elle. Un par un, elle nous enlève les mots de la bouche. Bien sûr, que les révélations sur la NSA mériteraient dix fois plus de temps d'antenne, et d'interventions présidentielles, que l'expulsion d'une famille Rom. Bien sûr, que Calvi et l'Etat marchent sur la tête.
Ensuite, on réfléchit. On tente de comprendre à quoi l'on vient d'assister. Simplement à ce moment inouï : la dénonciation, par Marine Le Pen, de la lepénisation du débat public. Le simple fait que Calvi, et France 2, aient décidé de consacrer l'émission Mots Croisés à ce sujet unique, est l'éclatante concrétisation de sa victoire. Et cette victoire actée, engrangée, il est temps pour Casanovette de partir à la conquête de territoires nouveaux, de pousser son avantage, aussi loin que possible. Seront-ils aussi rentables que les territoires sous contrôle ? Même pas certain. C'est si loin, l'Amérique ! Peu importe. C'est si délectable ! Au minimum, cela permet de se donner le grand plaisir de souligner la palinodie française, cette convocation toutes affaires cessantes de l'ambassadeur américain au quai d'Orsay, qui se conclura par un appel téléphonique hautement réprobateur de Hollande à Obama, après quoi tout continuera comme avant. Ils sont si vastes, les territoires à conquérir. Demain, pourquoi pas, elle tendra la main à José Bové, sur l'importation de boeuf canadien aux hormones. Alors que le système se débat, englué, dans le lepénisme, elle est déjà dans les vastes plaines du post-lepénisme.