Profs : du journalisme décrocheur

Daniel Schneidermann - - Intox & infaux - Investigations - Pédagogie & éducation - Le matinaute - 83 commentaires

Un bonnet d'âne pour les profs. Près de 40 000 d'entre eux auraient "décroché" pendant le confinement. C'est France 2 qui le révèle, dont un journaliste, Julien Nény, a mené une "longue enquête" sur ce "sujet tabou".  Évanouis les profs. Disparus. Volatilisés. Ses sources ? Le témoignage d'une famille (anonyme "pour ne pas nuire à la scolarité de leur fille", mais dont la maman est "infirmière à l'hôpital"), qui "a décidé de briser un tabou", dont deux profs ont ainsi "décroché". Mais ce n'est pas tout. Julien Nény a aussi recueilli "des dizaines de témoignages de parents, d'élèves et de proviseurs", y compris "sur les réseaux sociaux". Il a eu connaissance de "la lettre de parents d'élèves à un recteur d'académie". Au total, "selon nos informations confirmées par le ministère de l'Éducation, 4 à 5% des enseignants dans le public n'ont pas travaillé. Pour autant à ce jour, aucun prof décrocheur n'a été sanctionné". Que fait la police ?

Les coupables ? Leurs syndicats ? On ne le verra pas, on ne sait même pas si France 2 a tenté de les contacter - sinon un syndicat de l'enseignement privé.  Sans doute auraient-ils évoqué le matériel pédagogique hors d'âge fourni par le ministère (voir notre enquête), les nécessités du bricolage technologique, et les préconisations sanitaires de cette rentrée au forceps et en trompe-l'œil, qui ont apparenté dans beaucoup d'établissements cette rentrée à une garderie.

Ce ne pourrait être qu'un reportage télécommandé par un ministre dont le nom commence par Blan et finit par Quer, un de plus. Mais là où la chose prend une autre dimension, c'est que dans les derniers jours, plusieurs médias et éditorialistes ont brodé ensemble sur le même thème, sans aucune source repérable. Significativement, la campagne a été lancée par la feuille patronale L'Opinion, le journal de Nicolas Beytout, spécialisée dans les "ménages d'entreprise".

"Où sont les profs ?" se demande avec angoisse le journal  le 7 juin. Heureusement,"la fin de la récré a été sifflée en fin de semaine dernière par Jean-Michel Blanquer. Des consignes de fermeté ont été passées aux recteurs (...) . Fini la « bienveillance » et la « tolérance » pour les enseignants aux abonnés absents. Ils doivent désormais avoir une bonne raison de rester à la maison et être en mesure de le prouver. De quoi secouer un peu la moitié d’entre eux qui, encore aujourd’hui, n’a pas repris le chemin de l’école et dont une part non négligeable serait à ranger dans la catégorie des tire-au-flanc". Sans crainte de briser le "tabou", cette campagne de L'Opinion est reprise par plusieurs médias, dont par exemple BFM.

La campagne parvient même jusqu'aux oreilles de Dominique Seux, directeur des Échos (LVMH) citant sur France Inter "un ministre en première ligne, en privé" : "Si les salariés de la grande distribution avaient été aussi courageux que l'Éducation nationale, les Français n'auraient rien eu à manger. C'est peu aimable et sans doute injuste, mais cela montre que c'est le sujet aujourd'hui le plus important".

Moralité ? Il est tout à fait possible (je n'en sais rien, n'ayant pas enquêté) que 5% des profs aient "décroché", perdus dans la débrouille technologique. Comme il est tout à fait possible (je n'ai pas davantage enquêté)que 5% des journalistes de France 2 soient des tire-au-flanc, qui font passer le relais de la parole du ministère pour une "longue enquête".  Laquelle "longue enquête" aurait pu rappeler que 5% est le taux d'absentéisme moyen en France, profs ou pas profs, avec ou sans pandémie. Des journalistes décrocheurs, en quelque sorte.


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