"Pourquoi tant de haine ?" tentative de réponse à Delahousse

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 81 commentaires

Pendant l'insurrection, le business continue. Directeur général de BFM, Hervé Béroud accorde une interview aux Echos. Sur le fond des reproches adressés à sa chaîne, RAS. Le grand manitou du "live" est droit dans ses bottes, rien à se reprocher. Et puis, à la fin de l'interview, ce petit tacle adressé à la concurrence de LCI, dont les audiences grimpent. "Je constate que LCI fait une couverture 100 % « gilets jaunes » et s'est mise à faire du 100 % direct tous les samedis, avec les moyens colossaux de la première chaîne de France et en contradiction avec sa convention CSA". Autrement dit : pas touche au "riot business". Les voitures brûlées en live tous les samedis, les charges de CRS, les boxeurs, les dépavages, c'est notre gâteau à nous, BFM. A nous tous seuls.

Zappons. "Pourquoi tant de haine ? Voilà la question que toute une profession est en droit de se poser" lance dimanche soir Laurent Delahousse, à propos des agressions de journalistes par des Gilets jaunes, au cours de "l'acte 9" (à Rouen, Paris, Marseille, Toulouse, etc, liste complète ici). Il aimerait vraiment bien comprendre, Delahousse. A noter que Delahousse ne mentionne pas le photographe de Sud-Ouest blessé à La Rochelle, vraisemblablement par un tir de lanceur de balle de défense LBD (45 jours d'ITT). Les seuls "haineux" qui intéressent France 2, ce sont les Gilets jaunes. Et de donner la parole à un chercheur, François Jost, qui (sans le nommer) incrimine Mélenchon. Un autre spécialiste suggère l'idée que, peut-être, la télé a trop insisté sur les violences du mouvement, et pas assez sur les revendications. Hypothèse hardie. Au moins France 2 se garde-t-elle d'incriminer, comme Aphatie, la critique des médias.

Delahousse ne m'ayant pas demandé mon avis, je me permets de lui suggérer une autre piste : revisionner les premières minutes de son journal. Juste avant le "Pourquoi tant de haine ?" En ouverture du journal, donc, cinq minutes sont consacrées à la lettre aux Français d'Emmanuel Macron, qui vient d'être publiée par Le Monde. OK, c'est l'actualité la plus récente. Mais que dit cette lettre ? Vu de mon point de vue de journaliste sensationnaliste, si je devais insister sur un aspect de cette lettre, je titrerais quelque chose du genre : "Macron ferme la porte au retour de l'ISF", avec en sous-titre quelque chose comme "...que de nombreux cahiers de doléances placent en tête des revendications des Français".

Mais non. Tout le jeu du 20 Heures de France 2 consiste à noyer l'éléphant sous une épaisse couche de crême à la vanille, pour le rendre le plus discret possible. Première citation macronienne choisie par France 2 : "Pour moi il n'y a pas de questions interdites". Youpi ! "Pas d'interdit, mais un cadre" nuance aussitôt le commentaire, qui ne souligne qu'en passant la porte fermée à un rétablissement de l'ISF. Par ailleurs, pas un mot sur les étrangetés de la lettre, par exemple cette allusion macronienne à la laïcité, revendication absente des mêmes cahiers de doléances.

Arrive ensuite l'éditorialiste Nathalie Saint-Cricq, qui  d'emblée donne crédit au président d'avoir "vraiment l'intention de renouer avec les Français", notamment en leur proposant un "grand bond en avant en matière d'institutions". Mais les Français vont-ils "s'en emparer" ? Seront-ils assez culottés, assez courageux, feront-ils l'effort ? Quant à la "fiscalité" : "il maintient son cap. Il est plus ouvert sur les institutions que sur l'économie, ce n'est pas le sujet sur lequel il est prêt à aller le plus loin".  Les trois lettres qui fâchent (ISF) ne sont pas prononcées. "Là est l'enjeu. Va-t-il réussir à capter cette opinion ?" s'interroge gravement Delahousse.

Cap ensuite sur Grand Bourgtheroulde (Eure), première bourgade qui recevra, mardi, le témoignage de cette intention présidentielle de "renouer avec les Français". Micro-trottoir rituel (plutôt sceptique à l'égard de la visite). Pourquoi Grand Bourgtheroulde ? France 2 ne le dit pas (alors que France 3, autre chaîne d'Etat, l'a pourtant souligné) : parce que la commune est issue de la fusion, en 2015, de trois communes. Ce choix présidentiel est donc un message clair, alors que la fameuse lettre demande aux Français à quels services publics ils sont prêts à renoncer. Cette fusion est-elle un succès ? Les habitants y ont-ils trouvé leur compte ? Je n'en sais rien, et les téléspectateurs de France 2 n'en sauront rien non plus. 

Le 20 Heures de France 2 n'est pas BFM. Il n'est pas dans la compétition du "riot business". Sa fonction est différente. J'ai fâché la semaine dernière quelques confrères, en le qualifiant de "télévision d'Etat", mais je ne vois pas bien comment le qualifier autrement.

Lire sur arretsurimages.net.