Ce qu'est une télévision d'Etat : réponse à un journaliste de France 2
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 109 commentaires
Cher Matthias Second,
Vous me demandez sur Twitter pourquoi, dans le matinaute d'hier, je parle de "télévision d'Etat" à propos de France 2. Par égard pour vous qui, avec votre "œil du 20 Heures", êtes à l'origine de ce qui se rapproche le plus du journalisme dans ce journal, je vais tenter de vous répondre. En prenant comme exemple, justement, le 20 Heures de France 2, hier soir mercredi.
Le journal s'ouvre sur le procès de Christophe Dettinger. Parole est très impartialement donnée aux deux avocats (celui du gendarme boxé, celle du boxeur) mais pas à la jeune femme que l'on entrevoit pourtant sur les images, et qui assure que Dettinger lui a "sauvé la vie"
. Passons, ce n'est que le hors d'oeuvre.
Le plat de résistance du journal est la "page spéciale" consacrée à la préparation du "grand débat" promis par le chef de l'Etat en réponse aux Gilets jaunes, et que la démission, la veille, sur votre plateau, de Chantal Jouanno, a plongé dans le chaos. Dès les titres du journal, la présentatrice Anne-Sophie Lapix est déjà remarquable de retenue : "le grand débat commence dans six jours. Edouard Philippe a réuni ses ministres pour en définir les modalités"
. Si le bandeau - "le gouvernement est-il prêt ?"-
émet une interrogation polie, aucune allusion n'est esquissée, dès ce titre, à la déroute du pouvoir, à cinq jours du lancement théorique du grand machin. Le Premier ministre Edouard Philippe fait la morale à Jouanno("Ceux qui servent l'Etat, ceux qui l'aiment, ceux qui aiment leur pays, sont plutôt astreints à une forme de mobilisation plutôt que d'éloignement")
, sans qu'à aucun moment il soit fait allusion à l'autre raison vraisemblable de la démission de Jouanno : l'assourdissante absence de garantie donnée par Emmanuel Macron, sur la manière dont l'Etat tirera les conclusions de ce débat. Anne-Sophie Lapix avait-elle lu, à ce sujet, Reporterre ? A propos de Macron, d'ailleurs, France 2 montre quelques images off de sa première sortie de l'année devant des handballeurs, agrémentées des images statiques traditionnelles des cent cinquante opposants, mais pas les images, vues dans la journée sur les réseaux sociaux, de la répression de ces opposants par la police. Anne-Sophie Lapix les avait-elle vues ?
A propos, comment va se dérouler ce grand débat ? C'est ici que la télé d'Etat donne son meilleur. Tout est prêt. Pas un bouton de guêtre ne manque, assure le journaliste cravaté maison, Guillaume Daret(par ailleurs spécialiste incollable du Fort de Brégançon). La "plateforme en ligne"
sera prête "dès la semaine prochaine"
(on prend les paris ?) "Des citoyens comme vous et moi, Anne-Sophie"
, pourront participer. Ils bénéficieront alors d'un "kit d'aide", avec tous les chiffres nécessaires. Et pour l'organisation, "l'exécutif compte vraiment avant tout sur les maires"
. Les maires ! Est-il revenu aux oreilles de vos journalistes que les maires de France sont pressurés, humiliés, exsangues ? Votre journaliste spécialiste incollable du Fort de Brégançon a-t-il entendu l'Association des Maires de France, expliquer qu'elle ne se sent "en aucun cas engagée" ? Heureusement, le brégançonnologue a un scoop : "
Ce qu'on sait, c'est que dans un second temps le gouvernement compte soumettre les résultats qui auront émergé à des comités régionaux, cent citoyens tirés au sort pour débattre de ces idées"
. On va donc débattre des résultats du débat.
Reste à l'inusable Nathalie Saint Cricq, qui elle non plus n'a rien lu de ce qui précède, de prophétiser que l'opération réussira à une condition : pour peu que Macron offre du sonnant et du trébuchant. En effet, pour peu que la pluie ne mouille pas, on ne sera pas mouillés.
Faute de temps, Matthias Second, je ne m'appesantis pas sur votre sujet sur l'argent perdu pour l'Etat des radars vandalisés (qui ne nous dit pas qu'un tiers des revenus va...aux radars eux-mêmes), ou à votre sujet sur les CDD d'usage "d
ans l'hôtellerie, la restauration, ou services à la personne"
qui oublie de mentionner ces mêmes CDD d'usage dans la production audiovisuelle, y compris, quelle surprise, à France Télévisions. Pour être parfaitement impartial, j'ai aussi trouvé dans votre journal quelques vrais morceaux de journalisme, comme ce reportage sur l'abandon des services publics dans la Mayenne. Mais il faut gratter le fond de la marmite.
Comment distingue-t-on une télévision d'Etat ? Par ces petits oublis invisibles. Par ces images non montrées. Par ces imperturbables sourires sur le volcan. Par cette manière de considérer les choses immuablement du côté du pouvoir, en postulant soir après soir que l'Etat sera toujours le plus fort. Autant d'artifices discrets en période ordinaire, mais qui sautent aux yeux en période insurrectionnelle.
En espérant, Matthias Second, vous avoir éclairé, bien confraternellement.