Pourquoi je ne suis pas allé débattre sur les débats
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 64 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Hier matin, je reçois un drôle de mail bien sympathique.
Une émission diffusée sur une chaîne publique m'invite à un débat sur le thème : "peut-on encore débattre aujourd'hui en France ?" Avec cette précision sur le sujet : "On se demandera si nous sommes libres de penser, s'il y a des sujets tabous". Etrange invitation. A supposer qu'après débat, l'on réponde par la négative (non, on ne peut plus débattre aujourd'hui en France), nous aurons fait la preuve de l'inverse, puisque nous aurons prouvé qu'on peut encore débattre du fait qu'on ne peut plus débattre. A supposer à l'inverse que l'on réponde oui, tout ira bien. La simple tenue de ce débat est donc une manière de tuer la question de départ. En logique, cela doit porter un nom. Amis philosophes...
Curieux de nature, j'appelle la programmatrice. L'intitulé me semble bien large. Sur quels exemples concrets s'appuiera notre débat sur les débats ? Elle n'en sait rien : "nous n'avons pas encore écrit le débat". Ah ? Le débat sera écrit ? Excellente initiative, c'est tout de même plus pratique, de savoir où l'on va. Mais tout de même. Quels points de départ ? "Dès qu'on dit quelque chose, explique-t-elle, on se fait lyncher sur les réseaux sociaux". Ah oui ? Personnellement, je dis pas mal de choses, et je me fais peu lyncher sur les réseaux sociaux. "Mais si, regardez Onfray et Gallienne". Nous y voilà. Michel Onfray serait la preuve qu'on ne peut plus débattre, aujourd'hui en France. Il me semble pourtant l'avoir vu et entendu sur tous les tréteaux imaginables.
Quant au comédien Guillaume Gallienne, il est entré dans le grand débat sur les débats impossibles en prononçant, sur le récent triple Cesar attribué au film Fatima, ces fortes phrases : "Je m'interroge sur le choix de la famille du cinéma français à vouloir tout le temps prôner la diversité culturelle et tout ça (...) Je ne vise personne mais je me rends compte que... la question se pose. Je me la pose, mais je n'ai pas encore la réponse" De cette forte tirade du comédien, je retiens surtout qu'il admet n'avoir pas vu le film sur lequel il "s'interroge" (sans avoir "encore" la réponse). Je ne discerne donc pas bien l'objet de notre (éventuel) débat. A-t-on le droit, "aujourd'hui en France", de "s'interroger" sur des films qu'on n'a pas vus ? A-t-on le droit de se poser des questions sans avoir "encore" la réponse ? Fatima (film que je n'ai pas vu non plus) mérite-t-il ses Cesar ? Ne l'ayant pas vu, ai-je néanmoins le droit d'en débattre ?
Admettons pourtant que je me laisse tenter par une incursion dans cette dimension parallèle (et très peuplée) où l'on débat sur les débats. Avec qui débattrai-je ? Avec personne. Aucun contradicteur n'est prévu, autres que les chroniqueurs de l'émission. Combien sont-ils ? Cinq. Elle m'énumère les noms. Au total, avec l'animateur, nous serons donc sept. Et de combien de temps disposerons-nous ? Dix minutes, soit environ une minute et vingt secondes par débatteur. "Mais ne vous inquiétez pas, ils ne parlent pas toujours tous". Ouf. Je pourrai donc disposer de deux ou trois bonnes grosses minutes pour débattre de l'impossibilité du débat, "aujourd'hui en France". Bref, je ne sais trop pourquoi, j'ai refusé. Répondant ainsi, mais d'une autre manière, à la question de départ.
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