Plongeons dans le trumpisme avec Le Monde
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 149 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Arrêtez tout, on a trouvé le coupable. Le coupable de ce résultat inimaginable
qui va porter Trump à la Maison Blanche. On l'a identifié, avec nos caméras et nos carnets de notes. Et le coupable, c'est la "colère". C'est Le Monde, qui fait part de la grande découverte. "Pendant un an, nos reporters ont sillonné les Etats-Unis, pour glaner la parole des électeurs, et raconter la colère qui s'est finalement exprimée mardi"résume Le Monde, qui a collationné des extraits de reportages publiés tout au long de la dernière année.
Ce ne sont d'ailleurs pas des reportages à proprement parler. C'est, indique le titre, une "plongée". Le Monde a revêtu son scaphandre et, courageusement (avec ou sans bouteilles d'oxygène ?) plongé dans les grandes profondeurs de cette Amérique inisaisissable de la "Rust Belt" et d'ailleurs (où les stars délocalisées des radios et des télés, elles, ne se sont pas aventurées). Il en a rapporté une pêche assez hideuse, à base de "lui au moins il a des couilles" (Dallas, Texas), "Obama est le pire président qu'on ait eu" (Polk County, Floride), et autres expressions de la fameuse "colère". Imagine-t-on que des journalistes "plongent" dans l'électorat de Clinton ou, en France, de Macron ou de Juppé ? Bien sûr que non. Ces eaux-là leur sont familières. Ils y barbotent. Pas besoin d'équipement spécial.
Ce mot "colère", utilisé dans le chapeau de cette "plongée", ne figure pas une seule fois dans le corps de cet article. Mais peu importe. Il est venu tout seul sous la plume du rédacteur de ce chapeau, exprimant ainsi sa propre opinion, qu'il communique à ses lecteurs : le vote Trump ne peut être qu'un vote d'émotion, par opposition au seul vote de raison imaginable, le vote Clinton. L'électeur trumpiste, comme en Grande-Bretagne l'électeur du Brexit, comme en France l'électeur lepéniste ou mélenchonien, ne vote pas. Par exemple, il n'exprime pas une "opinion" en faveur du protectionnisme ou contre la mondialisation incontrôlée, opinion formée à partir d'informations vérifiées sur les délocalisations, ou les fluctuations du yuan, informations aujourd'hui facilement accessibles à quiconque est doté d'une connexion Internet solide.
Non, il crie son désespoir, sa frustration, sa colère, il se sent abandonné, il attire l'attention, il lance un cri d'alarme, un avertissement que les gens sérieux (les politiques, l'élite) devraient maintenant, enfin, mais qu'attendent-ils donc, entendre et prendre en compte. Il gronde, comme "grognent" depuis toujours les syndicalistes, les usagers des transports, les chauffeurs routiers, les taxis, et ces jours-ci les infirmiers ou les policiers. Comme les bonobos, il n'est évidemment pas tout à fait humain, mais si proche !
Cette "plongée" du Monde a un objectif, certainement sincère : tirer les leçons immédiates de cette autocritique molle et éphémère, désormais consécutive à tous les scrutins qui démentent les pronostics médiatiques (qu'exprimait par exemple dès hier le médiateur du New York Times) ; montrer que oui, quoique journal de l'élite honnie, Le Monde n'a pas failli à ses devoirs d'analyse du trumpisme profond. Mais ce faisant, le journal confirme qu'il ne sort de cet "entre-soi" (d'ailleurs comiquement dénoncé dans ses propres colonnes par l'économiste Julia Cagé) qu'en scaphandre.