Maurras : "l'oubli" de l'historien Olivier Dard

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 46 commentaires

Le mot "antisémite" ne figurait pas dans la notice du livre des commémorations

Dans cette controverse chewing gum, entre commémoration et célébration, à propos du penseur monarchiste et antisémite Charles Maurras, je balançais depuis quelques jours. Si l'un des historiens parmi les plus subtils, et les plus fins traqueurs de "concordances des temps", Jean-Noël Jeanneney, membre du Haut comité des célébrations nationales qui avait inscrit Maurras au programme 2018, défend vigoureusement la distinction entre "commémoration" et "célébration", comme l'autre matin sur France Inter, alors ne faut-il pas écouter l'argument ? Après tout, pourquoi rayer le Maître de l'antisémitisme d'Etat français, gourou de l'Action Française, de la Mémoire nationale, s'il y est traité comme le méritent ses écrits ignominieux ?

L'affaire semblait tranchée, sans avoir été réglée au fond : considérant qu'une ambiguïté subsistait entre célébrer et commémorer, la ministre de la Culture Françoise Nyssen avait rayé le nom de Maurras du livre des commémorations de 2018. Subsistait pourtant un désagréable parfum de "révisionnisme officiel", comme dit Yann Moix.

Et tout d'un coup, au petit matin, surgit sur Twitter une pièce qui écrase le débat : la notice sur Maurras qu'avait préparée, pour ce  fameux livre officiel des "commémorations", l'historien Olivier Dard, son biographe. On peut la lire et la relire : le mot "antisémite" n'y figure pas, alors que Maurras est bel et bien qualifié "d'antinazi" : "resté aussi antiallemand et antinazi que par le passé, il n'en est pas moins pétainiste convaincu" à partir de 1940, écrit Dard. Cause entendue, donc : c'est ainsi, entre euphémismes et omissions, qu'on banalise l'ignominie.

Heureuse coïncidence, Dard est l'invité sur France Culture de Guillaume Erner, qui s'en approche à pas de loup. "J'ai le sentiment, dit Erner, que si le mot antisémitisme avait figuré dans votre texte, vous vous seriez évité bien des malentendus ultérieurs. Alors, pourquoi ce mot n'y est pas ?" C'est LA question. Et voici la réponse : "Ben écoutez, je ne sais pas". Et un peu plus tard, Erner revenant à la charge : "C'est un oubli. Dont acte"

Un oubli.

Donc, l'historien chargé par l'Etat de rédiger la notice de Charles Maurras dans le grand livre officiel des commémorations, "ne sait pas" pourquoi il n'y a pas écrit le mot "antisémitisme". Pourquoi ce mot n'y figure pas. Et nous, plongés dans notre tasse de café ? Que pouvons-nous pressentir, des raisons de cet "oubli" ?

Des malintentionnés pourraient voir, dans cette réhabilitation masquée du gourou monarchiste de l'entre-deux-guerres, un certain désir, conscient ou pas, de complaire au président actuel, qui n'a jamais caché son tropisme monarchiste.

On peut aussi accorder à Dard le bénéfice de la bonne foi, et suggérer une autre explication. Biographe de Maurras, Olivier Dard a passé des années à baigner dans les écrits de l'antisémitisme français, de l'affaire Dreyfus à Pétain. Dans ses ramifications, ses chapelles, ses querelles, ses subtilités, ses excommunications (si j'ose dire), son sourcilleux souci de distinction d'antisémitisme raffiné par rapport au grossier antisémitisme nazi. Et il lui est arrivé ce qui arrive, après des décennies d'obsession, à bien des spécialistes obsessionnels : au bout de quelques années, on finit par ne plus voir l'éléphant dans le couloir. Disons que c'est l'hypothèse la plus bienveillante.

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