L'ennui, invité surprise
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 191 commentaires
Il s'ennuie. Il se demande ce qu'il fait là. Le match est si conforme à ses prévisions, à son désir profond, à sa stratégie, à ses patients efforts de cinq années, de câlins à Zemmour en interview à Valeurs actuelles
, qu'il s'ennuie à présent. Tout ça pour ça ! Il le joue sans plaisir. Il enquille les buts les uns derrière les autres, sans forcer, comme à l'entraînement, tchac tchac tchac, l'hydrogène, l'or de Poutine, le financement, et vous n'avez pas voté ceci, et pas voté cela. Elle encaisse.
Il attend les contre-attaques qui ne viennent pas. Même pas McKinsey ? Même pas. Trois secondes. Une misère. Même pas les Gilets jaunes ? Même pas "Ceux qui ne sont rien"
? Même pas "Traverser la rue"
? Même pas le "pognon de dingue"
? Il compte les pâquerettes sur la pelouse. Pour passer le temps, il embarque les journalistes-figurants dans l'élite déconnectée des bien payés et des heureux du monde : "Nous quatre, ici..."
Il sait bien qu'ayant fait vœu de silence, ils ne peuvent pas répondre. Mais il ne peut pas s'empêcher.
Soudain une action. Ni Gilets jaunes, ni McKinsey, mais une attaque-surprise dans le quart d'heure climat, sur les éoliennes du Touquet. "Vous voulez mettre des éoliennes partout, sauf en face du Touquet"
(où Brigitte Macron possède une résidence secondaire). Qui l'attendait, celle-là ? "Vous rigolez, ou quoi ?"
Vérification faite, c'est vrai. C'est le ministre Nicolas Hulot qui a suspendu en juillet 2017 le projet de parc éolien dans la zone de Bassure de Baas, qui s'étend de Boulogne-sur-Mer à Berck (même si ce n'est pas le seul projet suspendu), projet contre lequel s'était mobilisée Tiphaine Auzière , belle-fille du nouveau président. Un mensonge. Un petit, un tout petit, mais un beau, un vrai, un fact-checkable. Dans cet océan d'ennui, la moindre action fait événement. Immédiatement, l'oiseau bleu hachetague Le Touquet. On ne va pas rater ça.
Pour le reste, on s'ennuie avec lui, d'autant que le voile, le droit du sol, les expulsions d'étrangers, la priorité nationale ont, d'un commun accord, été sagement relégués à 23 h 30. Et puis, qu'on le veuille ou non, depuis que le troisième homme
s'est invité en hologramme dans le match, en ouvrant spectaculairement le troisième tour -"élisez-moi Premier ministre !"-
l'intérêt, à tort ou à raison, s'est déplacé. On a enjambé les portes du fascisme, pour supputer les risques et les chances de cet objet inconnu des plus jeunes : la cohabitation. Dans les familles, les anciens sont sommés de livrer des fiches techniques sur la bête fabuleuse, modèle 86, modèle 93, modèle 97. On rêve éveillés ? Peut-être. Mais c'est si bon.
S'ennuyant autant que lui, on tourne et retourne de vaines questions. A-t-il décidé
de surjouer l'ennui ? Son ennui le submerge-t-il malgré lui ? En tout cas, c'est l'Ennui majuscule, qui crève l'écran, occupe toute la place, éclipse les chiffres mécaniques et les punchlines
fatiguées, plus puissant même que l'éclatante incompétence de son adversaire. Le surdoué peut-il ignorer que cet ennui, la télé étant ce qu'elle est, pourra être lu comme de l'arrogance, ce péché suprême ? C'est bien malin d'avoir négocié pied à pied sur les plans de coupe, et de n'avoir rien prévu sur l'ennui.