Le malaise de Poitiers

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 167 commentaires

La rencontre remonte au 22 octobre, mais n'a été promue sujet du jour de Twitter que dans la journée d'hier, 11 novembre. Le 22 octobre, donc, quelques jours après l'assassinat de Samuel Paty, la secrétaire d'État à la jeunesse et à l'engagement, Sarah El Haïry, rencontre à Poitiers 130 adolescents venus de toute la France, à l'initiative de la Fédération des centres sociaux. Et c'est peu dire que la rencontre se passe mal, selon le reporter du magazine chrétien La Vie,  Laurent Grzybowski, dans son reportage publié le 30 octobre.

Le reportage dépeint des jeunes s'estimant victimes de discriminations sociales et religieuses, en quête d'écoute et de dialogue, désarçonnés par une ministre figée dans ses certitudes tricolores, incompréhension qui se résume dans un incident à propos de la police. "Au moment où l’un des adolescents évoque « les violences policières » et les contrôles au faciès dont certains s’estiment victimes, la ministre se lève d’un bond, n’hésitant pas à l’interrompre pour lui expliquer qu’« il faut aimer la police, car elle est là pour nous protéger au quotidien. Elle ne peut pas être raciste, car elle est républicaine ! ». Malaise dans la salle".

D'une notation l'autre, le texte de La Vie est clairement défavorable à la ministre.  La ministre "se lève d'un bond" et "n'hésite pas à interrompre" un adolescent. Elle "s'empare aussitôt du micro", avant de se "lancer dans un cours", qu'elle répète "de manière quasi incantatoire". A la fin, "très énervée", elle "s'empresse de quitter les lieux", après avoir tenté, sans grand succès, de conclure la réunion par une Marseillaise. Conclusion énigmatique de France 3 : "Un face à face marquant pour la secrétaire d'État, qui a tenu à en informer rapidement le Premier ministre". La plupart des réactions des internautes sont donc logiquement défavorables à la ministre.

Journaliste à Marianne, donc logiquement plutôt du côté "laïc-Marseillaise" de la secrétaire d'État, Hadrien Mathoux intervient alors dans les gazouillis, pour signaler un reportage de La Croix, "moins propagandiste" selon lui, signé Heloïse de Neuville.  A la différence de La Vie, La Croix fait aussi parler des adolescents ne s'estimant nullement brimés dans leur pratique religieuse, comme, Chaïma, une Toulousaine de 15 ans  : "Faut arrêter ! Avec mes parents, on a toujours pu aller à la mosquée tranquillement. Je pense que vous voudriez être dans un pays musulman, avec l’appel à la prière et tout ça. Mais on est dans un pays laïc ici ». Sur cette ligne, elle est rejointe par Evelin, lycéenne strasbourgeoise. « En France, la religion n’est ni interdite, ni encouragée, contrairement à d’autres pays."

Relatant une réunion préparatoire à la rencontre avec la ministre, donc en l'absence de celle-ci, il est difficile d'affirmer que le reportage de La Croix est "moins propagandiste" que celui de La Vie. Il est clair en revanche que les revendications des adolescents ne sont pas formulées de la même manière dans les deux médias confessionnels. Alors que les adolescents cités par La Vie ne réclament qu'écoute et respect, une des adolescentes de La Croix , "aux cheveux voilés d'un tissu noir", formule les choses différemment : "À l’école, je ne peux pas faire mes prières à l’heure, je dois enlever mon voile et puis il y a toute l’islamophobie ambiante depuis les attentats, c’est pesant. Nous, on a rien à voir avec ça". C'est peut-être la forme radicale de cette revendication, bien moins consensuelle quelques jours après l'assassinat de Samuel Paty, qui a permis au journaliste de Marianne de juger le reportage "moins propagandiste". Au total, d'un texte à l'autre, en passant par l'amplificateur d'indignation de Twitter, une vision guerrière et clivée des débats sur la laïcité dans les salles de classe, bien éloignée de celle que peuvent donner les enseignants, quand ils s'essaient par exemple au récit littéraire (voir notre émission avec Alexis Potschke, Christophe Naudin, et Wahida El-Mansour).


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