Le jour où Macron a évité la débâcle

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 175 commentaires

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Ce moment, hier à la mi-journée, où un silence de mort a écrasé notre petite équipe.

Ce moment où l'écran partagé de BFMTV montrait un Macron attablé dans une salle demi-vide avec des hiérarques syndicaux, tandis que Marine Le Pen enchainait les selfies souriants avec des ouvrières, sur le parking de l'usine Whirlpool d'Amiens. Interrogé par BFM, un syndicaliste CGT, reconnaissait que Le Pen, elle, avait eu le courage de venir les rencontrer -"Elle a l'honneur d'être venue, elle est repartie sur ses deux jambes, on n'est pas des voyous"-, tandis que l'autre, là-bas, "avec son armée de CRS"... Toutes ces séquences sont ici.

Ce moment, en un mot, il devait être environ 14 heures, où le sort de la guerre a semblé basculer. Le rempart était enfoncé. Peuple authentique d'un côté, représentants discrédités de l'autre. Courage, panache et allégresse contre trouille bleue. Ainsi peut survenir la débâcle, ainsi peut basculer l'Histoire, et foncent dans les Ardennes les blindés de Guderian. "Le sol se dérobe sous nos pieds", tweeta à cet instant Fabrice Arfi, de Mediapart. Ah, on n'était pas fiers. Cela dura de longues minutes. Et puis Macron, acculé, lança la contre-offensive : il allait se rendre à l'usine. Arrivée catastrophe. Huées, bousculade, cris "Marine présidente", attente d'un mégaphone qui n'arrive pas. "Vous voulez que je monte là ?" demande-t-il, désignant une camionnette. Fantôme de Hollande à Florange. Autour de lui, tous les micros des medias nationaux. Et rien qu'eux.

Et quelqu'un a l'idée de déplacer le candidat à l'écart du mur infernal des caméras et des micros. Et quelqu'un (le même ?) a l'idée d'ouvrir un Facebook live. Et soudain apparait le candidat, en gros plan, dans un dialogue sans concessions, émaillé de "pardon de vous le dire", et de "celles et ceux", avec une poignée d'ouvriers. Oui, il sera avec eux. Oui, il fera quelque chose. Que fera-t-il pour sauver leurs emplois ? Rien, évidemment. Ni nationalisation, ni interdiction des licenciements, rien du tout. Du brouhaha, surnage le nom d'Amazon (et l'on apprend incidemment que Amazon va créer 500 emplois, où Whirlpool va en supprimer 600). Mais peu importe. Il ne fera rien pour entraver la mondialisation triomphante, mais il le fera bien.

Dans cette bataille-là, ce n'est pas le fond, qui compte. C'est l'image, l'image seule. Et l'image est sauve : les chaînes d'info reprennent le flux Facebook, avec le fameux logo "Images fournies par le candidat". Et en quelques minutes, en quelques répliques bien senties, il rétablit la situation désespérée. Ecarté, le spectre de l'impuissance politique, celui de Jospin et des ouvriers de chez Lu. Tout d'un coup, c'est Le Pen, avec ses selfies du matin, qui sort gadgetisée de la bataille. On est passés à côté du gouffre. Jamais on n'a été aussi soulagés, de regarder des "images fournies par le candidat".

C'est évidemment un sale soulagement, on est d'accord. Au soir de la bataille, qu'auront-ils été d'autre, les ouvriers du parking de Whirlpool, que des accessoires, des éléments de décor de l'affrontement des monstres ? Figurants de selfies, faire-valoir de saillies bien senties. Mais il n'y a pas de belle guerre.

Pourquoi vous raconter encore cette journée, que nous vous avons déjà racontée hier ?Pour vous livrer un secret. En ces instants de débâcle, la réaction de ceux d'entre nous, dans l'équipe, qui sont fermement décidés à s'abstenir le 7 mai, cette réaction instinctive et catastrophée fut celle-ci : "il est tellement mauvais, qu'on va finalement être obligés de voter pour lui". De grâce, Macron, ne sois pas si mauvais que tu l'es depuis dimanche, avec ta Rotonde et ton anecdotique Attali ! De grâce, sois assez efficace, assez brillant, pour nous permettre de ne pas nous salir les mains avec un bulletin de vote à ton nom ! Ce n'est pas pour nous jeter des fleurs, mais dans l'ébouriffant paradoxe de ce réflexe tripal, il y a tout le génie électoral du peuple français.

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