Le chroniqueur, l'abaya, et le discernement
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 128 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
C'est un type qui prend le métro. Il y croise une jeune femme en abaya
, qui lui inspire pêle-mêle une foudroyante frustration sexuelle, et des terreurs de ceinture d'explosifs. Tout se mélange dans sa tête : sachant qu'il ne pourra jamais la sauter, il tremble qu'elle se fasse sauter dans le wagon (en langage lacanien, niveau première année, ça pourrait se résumer ainsi). Comme il est journaliste à Libération, il écrit tout ceci dans sa chronique. La suite est racontée ici.
abaya, by Google images
Savoir capter, et nommer, l'inavouable tapi au fond de soi, c'est l'exercice le plus intéressant pour un écrivain. C'est même souvent le coeur du job. Un chroniqueur, dans un journal d'information, à qui on demande d'être une sorte d'écrivain de l'actualité, n'échappe pas à la tentation de cette forme de reportage. On se glisse dans la psychologie d'un salaud, d'un raciste, d'un révisionniste, d'un frontiste. On tente de saisir en soi les étincelles de racisme, de machisme, de désir de domination, d'attrait du pire, de schadenfreude. Mais dans un journal, les risques de malentendu sont plus grands que dans un roman. Un journal est un espace d'information. Les lecteurs s'attendent à y trouver des faits, et des analyses de faits. Ils ont parfois du mal -ou simplement pas le temps- de jongler avec les niveaux de lecture trop subtils. Il est utile de les y aider, en surlignant, même lourdement, les intentions de l'auteur.
Voisin de colonne hebdomadaire de Luc Le Vaillant, il m'arrive parfois de me livrer à des exercices similaires. La dernière fois, c'était pour raconter comment je m'étais surpris à rire, en regardant un sketch immonde de Dieudonné. Je tentais d'identifier les sources de ce rire, et aussi le dégoût que m'inspirait mon propre rire. L'idée était de comprendre de l'intérieur, sans pince à linge, pourquoi Dieudonné, "ça marche". Je dis bien sans pince à linge. Si vous mettez une pince à linge, vous ne sentez plus la puanteur, l'exercice perd de son sel. Ca n'a pas manqué. Sans que ça fasse autant de barouf que la chronique de Le Vaillant, je me suis plus ou moins fait traiter de brouilleur de repères avec les rouges bruns dans les colonnes du journal. Ce sont les risques du métier.
On peut les réduire, ces risques. Pour raconter de l'intérieur la confusion mentale d'une époque confuse, on peut prendre comme matériau sa propre confusion mentale, mais à condition d'être...au clair sur cette confusion. Si l'on est écrivain, c'est préférable, quoique facultatif (voir Houellebecq). Si l'on est journaliste, pour le coup, c'est tout de même obligatoire, et Luc Le Vaillant n'a peut-être pas passé assez de temps à se mettre au clair avec sa libido.
D'autant que la période exige un peu de discernement. Si l'on veut pouvoir continuer à tenter de comprendre ces deux horreurs symétriques contemporaines que sont l'islamiste armé et l'islamophobe ; si l'on veut ne pas être désormais condamné à seulement les combattre ; si l'on refuse que la liberté d'expression, telle que nous l'avons connue, devienne un luxe anachronique, peut-être est-on entrés dans un -long ?- moment où il est déconseillé de "tout dire", en tous cas partout, et à tout moment. Tiens, à propos de "tout dire" (autopromo), je tente de répondre à toutes ces questions compliquées, dans un petit livre à destination des collégiens et lycéens, qui parait ces jours-ci aux éditions jeunesse La ville brûle. Tout dire ? Oui. On est en France, on défend-nos-valeurs. On a le droit (ou presque). Mais pas n'importe où, n'importe quand, à n'importe qui, sur n'importe quel support, etc. Il va falloir apprendre à discerner. Et c'est aussi vrai pour l'ado sur Facebook, que pour Philippe Tesson, Dieudonné, ou Luc Le Vaillant. Fin de l'autopromo.
Bref, on aimerait bien continuer à pouvoir, dans un journal généraliste, se permettre le luxe d'écrire comme Le Vaillant, d'écrire dandy, à l'écoute de ses pulsions, de ses peurs, de ses désirs. Quitte à faire l'effort d'anticiper les interprétations fallacieuses, bien sûr, et de les déminer au stabilo. Sinon, ça voudrait dire une chose : que cette fois, on est vraiment en guerre. Autant retarder le moment, autant qu'on pourra.