La tentation de Ravenne

Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Le matinaute - 48 commentaires

Qui a tué l'Empire romain ? Les invasions barbares ? La décadence ? Les réfugiés ? D'autres causes encore ? Aussi fou que cela paraisse, personne ne sait vraiment. Seule chose à peu près certaine : ce que l'on appelle "la chute de l'Empire romain" est passé inaperçue des contemporains. En d'autres termes, si la déposition , le 4 septembre 476, de Romulus Augustus, dernier empereur romain (14 ans), par le chef barbare Odoacre, a pu être vaguement connue des contemporains, aucun Européen ne s'est écrié à l'époque : "Mince, Aldegonde, j'apprends par pigeon voyageur que l'Empire romain vient de tomber !" D'autant que la capitale de l'Empire se trouvait à l'époque à Ravenne (Ravenna en italien), "charmante cité où le visiteur se dit au bout d'une heure qu'il pourrait bien y passer sa vie", soupirent Jérôme Gautheret et Thomas Wieder, co-auteurs d'une saga d'été du Monde sur le sujet, habituellement journalistes de brûlante actualité (et soudain effleurés par une tentation de Ravenne ?)

Ce n'est pas seulement une question de transmission de l'information. Sans doute même le correspondant de l'AFP à Ravenne n'a-t-il pas mesuré l'impact millénaire de l'événement. En réalité, comme pour Jeanne d'Arc (avez-vous vu notre émission sur le sujet ?) chaque époque a inventé "sa" narration de la chute de Rome. Le pudibond 19e siècle a insisté sur le côté orgies et décadence, quitte à tordre un peu les dates : à un siècle près, on ne va pas chipoter. Les années cinquante, encore traumatisées par le nazisme, ont insisté sur les invasions barbares, notamment germaines. Et aujourd'hui, dans la presse de droite européenne (et, en France, pour les vulgarisateurs Marc Menant et Franck Ferrand), c'est la faute... aux réfugiés, accueillis trop généreusement. Cette passionnante série d'été du Monde montre la relativité des savoirs sur la question. 

Et je vous en parle ce matin en avouant avoir davantage fréquenté, cet été, les séries du même nom, que les relations d'une actualité légèrement déprimante (davantage encore que les autres années, non ?) Soit dit en passant, les réécritures successives de la chute de Rome confortent les plus sombres constats sur la vanité du journalisme, cette étrange activité qui consiste à raconter la chute de Rome le soir-même, avec causes et conséquences, et réactions à chaud des leaders mondiaux, et cours de la bourse. Si même avec quinze siècles de recul, sur un événement si central de l'humanité, on est incapables de se mettre d'accord, cela en dit long sur l'amoncellement de bêtises que nous proférons à longueur de colonnes, moi comme les autres, bien entendu.

(Image : les Romains de la décadence, Thomas Couture, 1847, Musée d'Orsay, Paris)

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