Ferrand, Menant, et les Hunvraisemblables invasions
- 32 commentairesFact-checking historique, épisode 2
L'historien médiéviste Florian Besson, assisté de deux historiens en herbe et en master, Lucas Brondel et Thomas Dupin, poursuit pour Arrêt sur images son fact-checking de l'émission de CNews "La Belle histoire de France", co-animée par Franck Ferrand et Marc Menant. Cette fois, il est question des Romains, des Huns, des Gaulois, des Vikings, avec un maximum de clichés et une certaine vision de l'histoire : "La France est restée gauloise, dormez tranquille, braves gens", écrit Florian Besson.
Le dernier épisode de La Belle histoire de France
, diffusé dimanche 31 janvier 2021 sur CNews, portait sur les grandes invasions. Marc Menant, très en forme, n'a cessé de répéter que dans cette histoire tout, du charisme d'Attila à un séisme, était "invraisemblable"
. Nous, on trouve que ce qui est invraisemblable, c'est surtout qu'on puisse continuer, dans la lignée de l'épisode précédent, à accumuler des erreurs factuelles, des clichés racontés sans esprit critique, une absence totale de sources ou de problématique, et un discours à la fois anti-historiens et idéalisant une ethnicité gauloise fantasmée. Décryptage.
Les historiens ne veulent pas dire «grandes invasions»- Franck Ferrand
Le propos liminaire dit tout. "Le terme grandes invasions est un peu daté, il a un côté sépia (...) les historiens ont changé, ils ne veulent pas dire «grandes invasions», et encore moins «invasions barbares», c'est trop stigmatisant... Donc on ne dit plus
«grandes invasions», on dit «mouvements de population», mais ça revient au même"
(01'20 dans la vidéo). Franck Ferrand commence fort. Non sans finesse, il construit son discours contre celui des "historiens", qui semblent accusés d'être de véritables girouettes suivant la mode ("Les historiens ont changé"
) et, pire encore, suivent la tendance du politiquement correct ("trop stigmatisant"
). Le tout pour rien, puisque cela "revient au même"
! En quelques secondes, le décor est bien planté : d'un côté les historiens chicaneurs, coupeurs de cheveux en quatre, qui s'amusent à "changer" les termes qu'on avait appris à l'école primaire, de l'autre, le courageux Franck Ferrand, qui dit à la fois du classique, du simple et du vrai.
Envahisseurs ou migrants ?
En réalité, si les historiens ont arrêté d'utiliser l'expression "invasions barbares", ce n'est bien sûr pas parce que c'est "stigmatisant" (stigmatisant envers qui ? Envers les barbares ? Je ne sais pas pour vous, mais ça fait longtemps que je n'ai pas croisé un Wisigoth dans le métro...) On n'emploie plus cette expression car on est de moins en moins sûr qu'il s'agisse d'invasions. D'abord parce que le processus s'étale sur plusieurs siècles ; ensuite parce que nombre de ces migrants se sont installés dans l’Empire avec l’agrément des autorités romaines, qui les intégraient souvent dans leur structure militaire. Également parce que ces peuples barbares ont probablement été bien moins nombreux qu'on ne l'a longtemps dit ; et enfin parce que la question des changements réels en termes de mode de vie pour les populations est toujours très discutée. L'archéologue anglaise Susan Hackenbeck, par exemple, explique que les populations "romaines" vivant près des frontières adoptent peu à peu un certain nombre de pratiques "barbares"... et que les peuples germaniques changent eux aussi progressivement leurs manières de se nourrir, de s'habiller, d'enterrer leurs morts, etc. Bref, ce n'est pas une vague d'envahisseurs qui aurait terrorisé l'Occident romain. Les choses sont mille fois plus complexes et, en outre, il n'y a pas de réel consensus historiographique à l'échelle internationale. Dans une émission d'histoire, on aurait pu espérer un tout petit peu de recul critique, de prudence...
Marseille rompt avec Franck Ferrand
Est-ce que parce que notre premier épisode de décryptage faisait craindre le pire quant aux talents d'historien de Franck Ferrand ? La mairie de Marseille, interpellée sur les réseaux sociaux, a en tout cas décidé de supprimer de ses plateformes le podcast de l'animateur qui y racontait l'histoire de la ville, et déclare vouloir se "dissocier du personnage". Selon Marsactu
, qui révèle l'information, la nouvelle majorité de gauche ne goûte que peu l'arrivée de Ferrand chez CNews et Valeurs Actuelles. Ferrand se dit "navré de l'apprendre".
P.A.
"Mais pourquoi veulent-ils rentrer [dans l'empire romain] ?"
, s'interroge l'animatrice, Christine Kelly (2'40). "Car il y a des terres grasses, un bon climat, une administration, des routes. Eux ils n'ont rien, ils vivent chichement, et ils ont à côté le pays de Cocagne. Et ben ils en veulent ! Et en plus ils sont suffisamment forts pour y prétendre, ce sont des guerriers et en face d'eux, il y a, encore une fois, une police de moins en moins forte...",
répond Ferrand.
Un tableau qui nous semble bien familier, n'est-ce pas ? Les migrants agressifs qui convoitent l'herbe-plus-verte de leur riche voisin, et en face, une police trop faible pour les arrêter... Le terme "police", en particulier, est très frappant, car totalement anachronique : qu'il s'agisse d'un lapsus (Franck Ferrand aurait pu vouloir dire "armée") ou d'une audace assez habile, cela contribue à faire de ces grandes invasions barbares un écho de la crise migratoire actuelle. Ayant ainsi rapproché deux contextes totalement dissemblables, Ferrand conclut en évoquant en creux le problème et sa solution : il faut une police plus forte ! Le préfet Lallement applaudit des deux mains.
Les Gaulois, les Francs et les barbares étaient "hirsutes"
À 03'51, c'est la boulette : "À Andrinople, les Wisigoths ont carrément mis en fuite l'empereur romain d'Orient, Valens",
affirme Franck Ferrand. En fait, lors de la bataille d'Andrinople, l'empereur Valens est "carrément"... tué. C'est de la bonne mise en fuite, du coup. Pour être honnête (et généreux), précisons que selon le clerc et historien du IVe siècle Orose, l'empereur, blessé, se réfugie dans une ferme à laquelle les Wisigoths mettent le feu : peut-être est-ce cette version que Franck Ferrand a en tête, ce qui rendrait son propos seulement à moitié faux. Puis vient ce bon vieux cliché du barbare : ils sont "hirsutes" (Ferrand)
(4'42). Dans chaque La Belle histoire de France
, un peuple est qualifié d'hirsute. Les Gaulois étaient hirsutes, les Francs étaient hirsutes. Ce jugement de valeur est repris au premier degré sans être discuté. Certains historiens et archéologues soulignent, au contraire, le temps que ces deux peuples passaient à prendre soin de leur pilosité, et l’archéologie a fourni de beaux exemples de peignes ou d’onguents dont ils se servaient...
Quelques secondes plus tard (4'47), un moment d'acrobatie géographique : "L
es Alains viennent d'Iran, comme vous pouvez le voir"
, dit Ferrand, mentionnant un peuple en effet originaire d'Iran mais désignant sur la carte... une région correspondant à l'Ukraine ou au sud-ouest de la Russie. Sur cette carte il n'y a ni légende, ni échelle, ni date, ni orientation. Dans la carte finale, sur les invasions sarrasines, ce sont même les frontières contemporaines qui sont utilisées... Vivement qu'il anime une émission de géographie !
Ils faisaient tous ça, piller? - Christine Kelly
Plus tard, il est question de pillage. "Ils faisaient tous ça, piller ?"
s'inquiète Christine Kelly (9'50). Marc Menant lui répond : "Oui, c'était l'ensemble des peuples qui se livraient à ce genre de caprices et de fantaisies !"
Même pas dix minutes et on a déjà coché la case "le Moyen Âge, période sombre et violente". Les Huns, pas plus que les autres sociétés, ne sont "capricieux ": le pillage est une pratique répandue parmi les peuples des steppes, à la fois pour des raisons sociales, politiques et économiques, mais il s'agit bien d'une pratique. Autrement dit, le pillage obéit à des règles, a un sens, un objectif précis. Les historiens vont même jusqu'à parler de "kleptocratie" : un régime politique dans lequel c'est celui qui pille le plus qui peut devenir chef. C'est un moyen de conquérir et de légitimer le pouvoir. Marc Menant dépeint donc les Huns comme... et bien, comme des barbares, violents mais pas du tout rationnels.
Soyons honnêtes, il arrive que surgisse un artefact archéologique, un vrai : on nous montre un crâne allongé, pratique typique de certains peuples orientaux à l'époque, qui modelaient le crâne des nourrissons pour des raisons probablement religieuses et sociales. Enfin une source archéologique ! Bon, rassurons-nous, elle n'est ni légendée, ni créditée, ni commentée (pour celles et ceux que cela intéresse, ce crâne vient de la superbe fouille conduite par l'INRAP à Obernai). Et puis tout va bien : c'est littéralement la seule source de toute l'émission. En 46 minutes, on ne mentionnera le nom d'aucun chroniqueur, d'aucun auteur. Le récit est raconté au présent de narration, mais on ne sait jamais d'où les informations viennent. C'est littéralement l'inverse de la méthode historique, qu'on explique dès l'école primaire.
ce n'est pas si compliqué de dire que "c'est compliqué"
Cela étant, Ferrand peut surprendre. Dans un rare moment de rigueur, il lance : "Vous voyez que tout ça [les rapports entre barbares et Rome] est plus subtil qu'on ne le croirait"
(21'45) puis "Ne laissons pas croire que ce sont les barbares qui ont fait tomber l'empire romain : c'est un facteur parmi d'autres"
(24'20). Deux réflexions d'historien ! On se remet difficilement de notre étonnement. De fait, Franck Ferrand a tout à fait raison de rappeler que les "invasions barbares" ne sont que l'un des facteurs ayant contribué à la fin de l'empire romain, et probablement pas le plus important. Signalons d'ailleurs qu'à la fin de l'émission il mentionne le livre de Michel de Jaeghere, Les Derniers Jours. La fin de l'empire romain d'Occident
, une très bonne référence. La preuve que ce n'est pas si compliqué de dire que "c'est compliqué", et que même dans une émission grand public, on peut sans problème dire "plusieurs facteurs, causes multiples, attention à rester prudent". Maintenant, il n'y a plus qu'à faire ça du début à la fin.
Mais ce n'est pas gagné. Attention, on va s'étrangler : "On peut même pas appeler ça des fermes, ce sont des sortes de cahutes autour desquelles on a des arpents qu'on cultive comme on peut... Mais on a déjà la maîtrise des moissons, c'est-à-dire qu'on plante des céréales... [...] Ce sont des populations qui ont quitté la manière extrêmement primitive pour entrer dans la civilisation"
(
25'30). À chaque fois que Marc Menant parle, un archéologue meurt quelque part dans le monde. Marc Menant pense visiblement que les sociétés du Ve siècle ap. J.C. vivent comme au début du Néolithique. Ce qui est bien sûr totalement faux, comme le montrent les fouilles archéologiques. En plus du jugement moral, toujours anhistorique (" entrer dans la civilisation"
), on remarquera que syntaxiquement, cela ne veut rien dire : "quitter la manière primitive"
? Même Franck Ferrand tique très clairement et hausse les sourcils.
Trois erreurs en 30 secondes
Marc Menant est en roue libre : "Et ce sont des peuples qui sont condamnés, de par l'omniprésence de la religion chrétienne, à se rendre à l'église tous les jours ! Les curés veillent !"
(26'20 ). Sa vision est totalement anachronique, avec en plus un beau jugement moral (les peuples "condamnés" par la religion chrétienne...). Trois erreurs en trente secondes ! Impossible de dire que le christianisme est omniprésent à l'époque, car il a, à certains égards, du mal à s'imposer, et s’entame alors un très long processus de transformation des mœurs et des mentalités. La messe quotidienne n'a jamais été imposée au Moyen Âge : jamais, tout simplement. C'est la messe dominicale qui est peu à peu rendue obligatoire, ce qui n'est quand même pas la même chose... Enfin, les curés - littéralement les prêtres en charge de la "cura animarum", le soin des âmes d'une paroisse - apparaissent bien vers le Ve siècle, mais ne prennent une fonction essentielle que bien plus tard, à partir des siècles centraux du Moyen Âge. Là encore, Franck Ferrand, plus au fait des réalités historiques de la période, essaye de corriger son partenaire d'un discret "les évêques sont là..."
, mais trop tard, on n'arrête pas Marc Menant, même quand il dit n'importe quoi.
Ferrand lui, sait, mais ne veut pas savoir. Exemple : "Moi je vais dire drakkar, je sais bien qu'il y a des téléspectateurs très pointus qui vont dire que ce ne sont pas vraiment des drakkars"
(28'50)... Faisons plaisir à Franck Ferrand : le terme "drakkar" s'est imposé dans l'imaginaire collectif, mais reste inapproprié car il ne renvoie à aucune réalité médiévale, ni dans les chroniques ni en archéologie. C'est une invention du XIXe siècle. Cela aurait pris autant de temps de dire "On dit drakkar mais en réalité ce mot n'est pas très approprié"
- ce que fait, par exemple, Nota Bene au début de cette vidéo - plutôt que "Je sais bien qu'on ne devrait pas le dire mais je le dis quand même". Ce choix en dit long sur la politique de l'émission. L'erreur n'est pas involontaire : elle est choisie, assumée, embrassée. Elle en devient structurelle : je dis n'importe quoi, mais je dis que je le dis, je le fais exprès, je suis courageux, je ne me laisse pas dicter les termes que je devrais employer par des méchants historiens qui changent tout.
Avec Franck, on a choisi d'aller vers des routes un peu vicinales - Marc Menant
"Les Vikings, les Normands devrais-je dire"
, explique Ferrand (33'30). Oui, en effet, il aurait fallu commencer par là : les sources de l'époque les appellent les "Northmen", les "hommes du nord". On aurait pu ensuite expliquer que le terme "Viking" ne renvoie pas à un peuple mais désigne une activité, mélange de commerce et de piraterie : raison pour laquelle les médiévistes l'utilisent sans mettre de majuscules, comme on dit "les marchands", "les marins" ou "les boulangers".
Christine Kelly s'inquiète : "Mais pourquoi est-ce que les historiens n'ont pas toujours été intéressés par ces histoires des Vikings ?"
(37'26). "Tout cela est d'une densité tellement invraisemblable, il faut élaguer [...], avec Franck, on a choisi d'aller vers des routes un peu vicinales, pour comprendre comment la France se structure."
Passage assez étourdissant. La question de Christine Kelly est très intéressante, c'est une vraie question historiographique ; mais les historiens n'ont pas du tout fait l'impasse sur le sujet des vikings ! Il s'agit au contraire d'un thème très travaillé, très étudié depuis longtemps. Il était au programme de l'agrégation d'histoire il y a quelques années, il fait l'objet de nombreux livres chaque année, de thèses, il est nourri par des découvertes archéologiques fréquentes. Au contraire, Marc Menant essaye de faire croire que son comparse et lui ont choisi une "route vicinale"
, un chemin de traverse peu exploré, dédaigné par ces "universitaires" encroûtés dans leurs certitudes. Et puis, comme il doit se rendre compte que même pour CNews c'est une affirmation très très grosse, vite, il évacue la question sans réellement y répondre et revient au sujet précédent.
Dans la tête de Ferrand, on est ce que l'on naît
Deux interrogations existentielles de Christine Kelly : "Avec tout ça, on peut toujours dire
«N
os ancêtres sont les Gaulois ?
»
"
(22'06), puis "Avec toutes ces invasions, on est loin de la créolisation de la Gaule ? "
(43'58). Par deux fois, à deux moments stratégiques (juste avant la coupure pub et juste avant la fin), elle joue les fausses naïves pour poser LA question qui intéresse surtout Franck Ferrand. Celui-ci, sans surprise, répond que oui : les invasions ne changent finalement rien, les peuples barbares ne sont qu'une écume, qui n'ont pas transformé la nature profonde du peuple de la France-Gaule. Ferrand insiste, c'est "la seule chose à retenir de l'émission"
: la population est gauloise. Qu'importe qu'elle ait adopté les mœurs romaines (cf F. Ferrand à 27'), changé de langue, de religion, de cadre politique : le fond ne change pas. Les démons du multiculturalisme sont écartés, le péril des "mélanges" conjuré : la France est restée gauloise, dormez tranquille, braves gens. Dans la tête de Ferrand, une nation n'est pas une entité qui se transforme en permanence : on est ce que l'on naît, point.
Petit bilan ? L'émission ne présente finalement qu'une série d'anecdotes non-sourcées tournant autour de quelques grandes figures (Attila, Rollon, etc) et, comme la précédente, ne propose aucune analyse à proprement parler historique. Emplie d'erreurs factuelles et de vieux clichés, l'émission sait également se contredire elle-même : la "fiche de révisions" affichée à la fin annonce fièrement que les Huns "effondrent l'empire romain"
(sic), alors que Franck Ferrand a dit l'inverse quelques minutes plus tôt... Les rares références aux historiens ne se font que sur une vision manichéenne qui oppose les universitaires tatillons et pénibles contre les passionnés qui disent la vérité. Enfin, et peut-être surtout, le discours sert ici à exalter une identité génétique totalement fantasmée, en insistant sur la continuité de ce "peuple gaulois" dont nous serions les descendants directs. La semaine prochaine, ce sera les invasions sarrasines, Charles Martel et Charlemagne. On a hâte. Et on se demande déjà qui sera "hirsute".
Florian Besson
, docteur en histoire et membre du collectif Actuel Moyen Âge, avec
Luca
s Brondel
et
Thomas Dupin
, masterants en histoire à l'Université Versailles-Saint-Quentin.
À lire, à écouter, à visiter (virtuellement)
Bruno Dumézil, "Les Barbares", Paris, Puf, 2016.
Alessandro Barbero, "Le jour des Barbares, Andrinople, 9 août 378", Paris, Flammarion, 2017.
Umberto Roberto, "Rome face aux barbares. Une histoire des sacs de la Ville", Paris, Le Seuil, 2015.
Patrick Geary, "Quand les nations refont l'histoire. L'invention des origines médiévales de l'Europe", Paris, Aubier, 2004.
Pierre Bauduin, "Histoire des vikings, des invasions à la diaspora", Paris, Tallandier, 2019.
Un podcast de "Parole d'histoire"avec Bruno Dumézil, pour revenir sur le mythe du barbare.
Une conférence de Geneviève Bührer-Thierrysur le passage du thème "grandes invasions" à celui "migrations des peuples".
La magnifique exposition sur les Wisigoths au musée Saint-Raymond de Toulouse.