ISF : Seux, et l'éclat de rire des spécialistes

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 82 commentaires

"Quand on interroge les spécialistes, ils poussent un énorme éclat de rire en voyant ce type de rapports", s'exclame Dominique Seux, directeur délégué des Échos, au micro de France Inter. C'est bon, par ces temps moroses, d'entendre rire les "spécialistes". Qu'est-ce qui justifie donc "l'énorme éclat de rire" des "spécialistes" ? Le rapport de France Stratégie, organisme dépendant de Matignon, indiquant que la suppression en 2017 de l'Impôt de solidarité sur la fortune (ISF), contrairement aux promesses du gouvernement, n'a eu aucun effet repérable sur l'investissement. Le comité d'évaluation de France Stratégie, rappelle Mediapart, est composé "d'économistes mainstream convaincus des effets bénéfiques de cette réforme, d'élus de la majorité, de représentants du Medef, de syndicats «réformistes» (CFTC et CFDT) et de fonctionnaires de la Banque de France ou de la Direction générale du Trésor", qui seront donc heureux d'apprendre que leur rapport fait exploser de rire les "spécialistes" de Dominique Seux.

Rendons d'abord justice à ce gouvernement : ni Macron, ni aucun de ses ministres, n'a jamais prononcé le mot "ruissellement", à propos de la suppression de l'ISF. Aucun ne s'est même jamais ouvertement risqué à promettre que cette suppression allait faire "ruisseler" les milliards ainsi dégagés vers les plus pauvres, par des augmentations de salaires ou des créations d'emploi. Aucun sauf un certain Gérald Darmanin, alors ministre des comptes publics. "À moins d'avoir un comportement économique complètement irrationnel, si on dit aux gens qu'ils paieront moins d'impôts s'ils placent leur argent dans des actions d'entreprise, des start-up, dans les PME, il y a de fortes chances pour que cet argent des Français soit mieux orienté." 

Cela dit, c'était bien un des deux prétextes sous-jacents, l'autre (moins avouable) étant l'incitation au retour des exilés fiscaux. L'ensemble, en 2017, était assorti de cette solennelle promesse gouvernementale, que nous avons tous encore dans l'oreille : on fera des évaluations, et on ajustera éventuellement le dispositif.

La voici donc, l'évaluation.  Côté positif : quelques retours d'exilés fiscaux, en effet, au compte-gouttes. Côté négatif : aucun effet sur l'investissement. Où est parti l'argent ? Pour une part, en dividendes, moins imposés que les très hauts salaires. Pour le reste, si l'on sait où l'argent n'est pas allé, on ne sait pas où il est allé. Mais il faudrait davantage que cette évaluation (c'est d'ailleurs la troisième) pour ébranler le directeur du journal patronal de LVMH, chroniqueur quotidien de la radio publique, l'homme qui a entendu rire les spécialistes. Car les spécialistes, eux, savent que les "licornes", les fameuses "licornes" françaises, seraient parties à l'étranger si l'ISF avait été maintenu. "Sur ces sujets, ce sont les cas individuels qui comptent", dit Seux. C'est improuvable ? Oui. Mais les "spécialistes" le savent. Eux et seulement eux. Et aucune réalité statistique n'ébranlera jamais leurs certitudes. Cette négation obstinée des vérités scientifiquement établies au nom des intérêts et convictions personnels et des "cas individuels" porte un nom, s'agissant du climat, de l'Histoire, ou de la science. Et en économie ?


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