France Télécom : vers un procès de la novlangue libérale
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 41 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Ils appelaient cela, entre eux, des
"trajectoires". Plus précisément, des "trajectoires d'effectifs". C'est le terme qui revenait apparemment dans les directives, les circulaires fixant des "objectifs" qui descendaient du sommet à la base, et dans les rapports qui remontaient de la base au sommet. Ce mot, "trajectoires", servait à masquer la réalité de la chose : des démissions forcées de fonctionnaires en CDI. Car il fallait supprimer 22 000 postes. 22 000 postes de fonctionnaires invirables. C'était le prix du passage de France Télécom à Orange, de la vieille téléphonie de papa à l'ère radieuse du portable et du numérique. Virer les anciens, les fossilisés, les irrécupérables. Susciter le déclenchement de 22 000 "trajectoires d'effectifs" : c'étaient les consignes données par la haute hiérarchie de France Télécom, alors dirigée par Didier Lombard, dont le parquet vient de requérir le renvoi en correctionnelle, avec deux autres ex-cadres supérieurs du groupe, pour une forme de "harcèlement moral institutionnel" à l'encontre de 39 salariés, dont 19 se sont suicidés (l'affaire occupe une bonne place de notre dossier sur le Travail).
Si cette nouvelle s'est difficilement trouvée une place aux radios du matin, dans l'hystérie footballistique ambiante, elle est pourtant considérable. Pour faire partir les invirables, on les écoeurait. "Pour certains salariés, la mission temporaire sur une activité "front" (relation client…) et éloignée du domicile est le déclencheur d’un projet externe." écrit par exemple en 2006 la direction territoriale Est, afin de définir une "déstabilisation positive". Ce procès, s'il se tient, sera notamment celui des mots. Des mots, auxquels on fait faire le sale boulot de masquer les choses. Ce dévoilement judiciaire de la novlangue libérale, on n'osait pas rêver d'y assister un jour. Il est d'utilité publique. Il faut bien sûr souhaiter qu'il soit largement couvert, et accompagné par les medias de tout l'appareillage pédagogique souhaitable (ce qui semble mal parti, mais ne désespérons pas).
C'est le type de procès qui n'aura, au fond, d'utilité que par son écho public. Comparé à l'intérêt de ce dévoilement, le procès des hommes eux-mêmes apparait secondaire, presque parasite. Sans doute feront-ils valoir que les vrais coupables (les politiques ayant organisé la privatisation de France Télécom, ceux qui ont construit le système conduisant à cette privatisation) ne seront pas dans le box. Ils pinailleront, ils se défendront, et ce sera de bonne guerre. On se battra sur chacun des cas retenus. Quant au jugement, quel qu'il soit, il sera décevant. Face aux dix-neuf suicides, une condamnation trop douce apparaitra dérisoire. Trop sévère, elle s'abattra sur des hommes dont le procès devra notamment démontrer s'ils ont eu conscience du mal qu'ils faisaient, et deviendront donc des sortes de martyrs du libéralisme. Ne souhaitant pas gagner un point Godwin, je ne dirai pas que ce procès, dans ses objectifs sous-jacents, dans les bénéfices qu'on peut en escompter comme dans les effets pervers que l'on peut prévoir, dans sa portée essentiellement symbolique plutôt que répressive, dans la torsion qu'il fait donc subir à la Justice, remue quelques souvenirs. Mais je le pense très fort.