Ernaux, notre Nobel à nous

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 182 commentaires

Il est peu de plaisirs aussi purs, par les temps qui courent, que d'apprendre l'attribution du prix Nobel de littérature à Annie Ernaux. S'étirèrent donc de longues minutes où l'incroyable nouvelle dissipa les miasmes de l'année, les offensives d'Ukraine, le plan écogestes, les tutos gouvernementaux sur la rotation des boutons de radiateurs, et les enragements de barbecue. Enfin voilà, c'est tout simple, on rentrait chez nous, dans cette vieille baraque démodée qu'on appelle la gauche, la solidarité, l'émancipation des femmes, la voix des dominés, et ça ne sentait pas le renfermé, ça sentait le frais, l'allègre. 

Ce serait mentir de prétendre que le plaisir ne fut pas redoublé à voir enrager la droite dure et molle, cathotradis et tradicathos. Ah cette boule de cristal du Figaro, qui prophétisait Houellebecq depuis quelques jours. Houellebecq ! Offrir Houellebecq au monde ? Houellebecq qui nous renvoie à nos petites ignominies, quand Ernaux nous apprend à regarder en face la douleur de nos biographies ? La droite ne nous voudrait, nous gens de gauche, que renégats, bave aux lèvres, vomissant nos rêves de vingt ans.  Ernaux, elle, cette "marraine de l'autofiction qui tue la littérature française" (Eugénie Bastié, Le Figaro) raconte une histoire de transfuge, oui bien sûr, du bar-tabac d'Yvetot à la belle maison de la ville nouvelle, d'une transfuge comme tous les transfuges qui parfois peinent à retrouver leurs rêves ("Toutes les images disparaîtront")  mais qui ne renient rien, jamais, même pas le "j'écris pour venger ma race", et s'appliquent à regarder en face leur propre honte toujours intacte, sans en éclabousser la terre entière. 

Terre d'Ernaux, terre de Houellebecq : le Chili d'Allende contre les bordels de Thaïlande. Supermarchés d'Ernaux, supermarchés de Houellebecq : l'attention à la caissière et à la femme de ménage, contre l'éblouissement morne de la marchandise. Sexe d'Ernaux, sexe de Houellebecq : tremblements du désir contre chairs flasques et gymnastiques appliquées. Etc. etc. Gauche et droite, dans une pureté qui fait enrager l'époque. C'est la rage de la droite qui définit la gauche, comme c'est l'antisémite, disait Sartre, qui crée le Juif. 

Seul point commun peut-être entre les deux : ils n'ont pas peur de prononcer les gros mots, je veux dire les noms propres. Ernaux dit Macron – "qui traîne des pieds pour tout ce qui touche aux femmes" –, elle dit Roussel – "il est communiste comme je suis religieuse". On a un Nobel, à nous, rien qu'à nous, et pas aux autres, et ça fait autant de bien qu'un but en Coupe du monde, quand la Coupe du monde se déployait ailleurs que dans les déserts pétroliers. Bref on l'aura compris, Ernaux, "pour moi, c'est rien",comme résumait un rédacteur en chef culture du Figaro. Rien, comme les "gens qui ne sont rien" de Macron. CQFD.

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