Emilie, Ikéa, et la gardävu

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 45 commentaires

Elle s'appelle Emilie. Enfin, je ne sais pas si elle s'appelle Emilie. Elle dit s'appeler Emilie sur Twitter. Mais on s'en fiche. Emilie, donc, s'en va chez Ikea avec son père acheter des Tupperware. Elle passe à la caisse-scan express. Mais les Tupperware d'Ikea présentent une particularité : il y a un prix pour le bocal, et un prix pour le couvercle. Il faut scanner les deux. Emilie et son père oublient de scanner les couvercles. La suite, comment cet oubli débouche sur plusieurs heures de garde à vue, je ne vais pas tenter de la raconter. Je la raconterais toujours moins bien qu'elle. Lisez donc la série de tweets d'Emilie (on dit un "thread").

La suite, c'est aussi le parcours ordinaire du "bad buzz" pour la firme d'étagères suédoises en kit. A l'heure où j'écris, le récit d'Emilie a été re-tweeté 40 000 fois, et a récolté 37 000 petits coeurs. Des journaux sérieux, des radios sérieuses, se sont jetées sur la garde à vue d'Emilie. Ikea s'est platement excusée. Elle a assuré qu'en temps ordinaire, quand les clients oublient de scanner les couvercles, elle "privilégiait le dialogue". Elle a condescendu à "retirer sa plainte" (car la firme aux étagères en kit avait porté plainte). Elle a été la cible d'innombrables détournements de talentueux internautes.

Pourquoi je vous raconte l'histoire d'Emilie ? Parce qu'elle me rappelle de très anciens souvenirs. Fut un temps, où on pouvait rêver que dix, cent, mille Emilie, s'emparent du nouveau joujou qui s'appelait Internet. On pouvait rêver qu'Internet, ce soit aussi ça : un instrument d'interpellation du faible, du rien du tout de hall de gare, contre le sur-puissant qui "privilégie le dialogue". Sur ce site, nous avions même créé un dossier : "Internautes, quand ils bousculent les pouvoirs". En le parcourant, je m'aperçois que nous ne l'avons pas nourri depuis avril 2017. Sans doute, sûrement, certaines belles histoires nous échappent-elles. Il faudrait être plus attentifs. Mais aussi, sans doute que les vendeurs, les vociférateurs, les arnaqueurs, les intoxicateurs, de toutes obédiences, se sont emparés du joujou, et y étouffent de leurs vociférations les voix des Emilie, les petites voix qui ne demandent rien d'autre que de raconter, encore éberluées, ces histoires de Tupperware et de gardes à vue, qui sont la vie des rien du tout. Enfin, elles ne les étouffent pas toujours. La preuve. Tiens, dans le même genre, vous pouvez aussi lire l'épopée de collapsologie appliquée de Jean-Noël Lafargue, un de nos invités de cet été. Rien que pour ça, merci Emilie. Enfin, je ne sais pas si elle s'appelle Emilie. Mais on s'en fiche.

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